Les locaux d'Attraction ont un petit côté rock'n'roll. Les alcôves qui jouxtent l'immense cuisine, lieu des lunchs, partys et réunions, accueillent d'immenses graffitis offerts en cadeau de Noël aux employés par le patron, Richard Speer. Dans son bureau au design postindustriel, rue de Gaspé à Montréal, la basse autographiée de Gene Simmons, du groupe Kiss, côtoie une toile signée par le cycliste et homme d'affaires Louis Garneau et le casque du pilote irlandais de F-1, Eddie Irvine.
Comme lui, Richard Speer aime la vitesse. À vélo, en moto et dans les affaires. Cette année, l'ancien champion de motocross roule à fond la caisse dans les acquisitions pour faire grandir Attraction, un holding spécialisé dans le divertissement (production télé et cinéma, radio, distribution et publicité), qui a dans son catalogue des succès comme La galère et Dans l'oeil du dragon.
«C'est un battant qui regarde toujours en avant, le pied sur l'accélérateur. Le partenaire de rêve», dit son associé Sylvain Chamberland, président d'Attraction Radio, un segment du holding appelé à une importante poussée de croissance cette année avec des acquisitions qui seront annoncées prochainement.
«Le rêve, c'est de continuer sur cette lancée, de continuer de grandir. Je fais une différence entre devenir gros et grandir. Grandir est qualitatif, grossir est quantitatif. Le volume n'est pas la seule chose qui a de l'importance pour moi. Il faut continuer d'avoir de la passion et de saisir les occasions», dit Richard Speer.
Au début de 2014, Attraction a mis la main sur LP8 (anciennement La Presse Télé), la plus grosse acquisition de son histoire, qui a fait doubler son chiffre d'affaires dans la division production télévisuelle. La bouchée à peine avalée, d'autres stations de radio s'ajouteront bientôt aux six que possède déjà l'entreprise en région. De 2012 à 2014, Attraction aura augmenté son chiffre d'affaires total de 52 %. Avec l'ajout de LP8 et de nouvelles stations de radio cette année, le prochain bond s'annonce prodigieux.
«Je me suis préparé depuis plusieurs années pour grandir, souligne l'entrepreneur de 42 ans. L'été dernier, le Fonds de solidarité FTQ et Capital croissance PME [un fonds géré par Desjardins Capital de risque] ont investi dans l'entreprise, avec le Fonds d'investissement de la culture et des communications. J'ai des partenaires qui m'aident. On a toujours réinvesti pour grandir. Et je suis aussi un bon client de la Banque Nationale !» lance-t-il en riant.
Son ami François-Charles Sirois, président et chef de la direction de Telesystem, se réjouit de le voir prendre de la vitesse en affaires, lui qui l'a connu très compétitif en motoneige - les deux ont cessé de courir ensemble, car leur tempérament fougueux risquait de compromettre leur sécurité.
«Avant, il analysait beaucoup et n'était pas assez agressif. Il aurait pu saisir plusieurs occasions plus tôt, mais il ne l'a pas fait. Maintenant, il y va plus aisément. Je crois beaucoup à sa stratégie de croissance par acquisitions», souligne celui qui est aussi son concurrent, par l'intermédiaire de la boîte de production Zone 3, propriété de Telesystem.
«Il a trouvé son équilibre quand il a rencontré sa conjointe Ruby Brown [ex-mannequin, entrepreneure en parfumerie]. Quelque chose s'est apaisé en lui et ses affaires ont pris un autre envol», remarque son associé d'Attraction Radio, Sylvain Chamberland.
Richard Speer est perçu par ses concurrents et son entourage comme un entrepreneur vif, inspirant, visionnaire, sympathique, respectueux, bon - parfois trop - et honnête.
«Je l'appelle mon concurrent préféré, dit le président de Zone 3, Michel Bissonnette. On partage les mêmes valeurs entrepreneuriales et de qualité de création. Faire de l'argent est la conséquence, plutôt que l'objectif de l'entreprise. Richard a la qualité de s'entourer de gens de talent. Je le respecte beaucoup.»
Attirer les bons collaborateurs
Presque tous ceux qui le connaissent le confirment : Richard Speer a le don de s'associer aux bons partenaires.
«Quand tu t'entoures, tu ne dois pas avoir peur de t'entourer de plus forts que toi», confie-t-il sans fausse humilité.
De son associé Jean-François Boulianne, ex-bras droit de la productrice Julie Snyder, avec qui il a fondé Bubbles Television, maintenant soudée à Attraction Images, Speer dit qu'il lui a très subtilement fait comprendre sa méconnaissance de la télévision. Malgré tout, cela a marqué le début d'une relation fructueuse.
«À notre première rencontre, il m'a parlé d'un projet que je ne trouvais pas bon et je lui ai dit ce que j'en pensais. Mais j'ai aimé son approche, sa personnalité, sa vision. Il était à l'écoute, réceptif. Je suis sorti en me disant que je n'avais jamais eu de coup de foudre amoureux, mais que je venais d'en avoir un professionnel ! Et c'est encore la lune de miel après neuf ans !» raconte M. Boulianne.
«La loyauté des gens de son équipe est un bon indicateur du leader qu'il est. Les gens lui sont fidèles», remarque Michel Bissonnette.
Richard Speer a donné le nom d'Attraction à son entreprise, parce que son objectif a toujours été de repérer, d'attirer et de catalyser le talent créatif. Mais comment y arriver dans un monde où il est tellement convoité ?
«Il faut être honnête, sincère et compréhensif. Un talent, c'est un être passionné. Un passionné, c'est un émotif. Il faut donner un environnement où les gens sont stimulés, se sentent bien et sont capables de créer. Créer un texte, livrer ses tripes et être exposés aux regards le lendemain, c'est éprouvant. Notre rôle de producteur est de protéger, de stimuler, d'encadrer, de bâtir des relations, de croire aux gens, de les admirer et de les aider à grandir. Leur faire la démonstration qu'on peut aller plus loin en équipe», dit l'homme d'affaires.
Quand il est devenu entrepreneur en achetant la boîte de pub Jet Films en 1999, Richard Speer s'est associé à deux employés clés de l'entreprise et leur a proposé de faire tout ce qu'eux ne voulaient pas faire, afin de leur laisser le champ libre du côté de la création. Le jeune homme était fasciné par le talent de ceux qui parvenaient à raconter une histoire en 26 secondes.
«On s'est dit que c'était le bon partenaire, se souvient son associé du début, Michel Fortin. Il est arrivé en étant à l'écoute, il voulait apprendre. Il avait un autre bagage que le nôtre avec ses études en droit et en finances. Il apportait un complément. Ce qui m'a plu, c'est une certaine sagesse, malgré ses 28 ans.»
Un modèle inspiré du keiretsu
Rapidement, Richard Speer s'est occupé de tout le volet administratif de l'entreprise. Et c'est ce qu'il a continué de faire au fil des acquisitions. Son modèle s'inspire du keiretsu japonais, soit un regroupement d'entreprises de domaines variés.
«J'ai appris ce modèle dans un cours à l'Université Laval. Ça me fascinait que Yamaha puisse faire des pianos et des motos ; je ne comprenais pas ! Mais au centre, il y avait la force administrative, capable d'avoir de meilleurs leviers de financement. Ça m'a inspiré et j'ai adapté le modèle», explique-t-il.
Très tôt dans son parcours, il a eu cette vision de diversification, alors que le discours ambiant, porté aussi par son ancien mentor, était de se concentrer sur un secteur d'activité.
«Mon centre d'activité, c'est le divertissement. Et je voyais comme une force plutôt qu'une faiblesse d'avoir plusieurs sources de revenus.»
En effet, cela permet aux entreprises satellites de réduire leurs coûts administratifs et de créer des synergies. D'être moins tributaires des subventions aussi. Car en cinéma, par exemple, personne n'a de garanties de tourner un film par année. Il n'y a jamais de garantie de succès non plus avec les émissions de télévision. Les revenus sont plus stables en radiodiffusion, par exemple.
«Son modèle d'entreprise contribue à la multiplication des joueurs sur le terrain de la diffusion présentement. TVA et la SRC ne sont plus les seuls gros clients, avec l'arrivée de Bell, Cogeco, Netflix et même TV5. Autant d'occasions», analyse sa concurrente Fabienne Larouche, présidente d'Aetios (30 vies, Unité 9, Trauma).
«On a besoin d'entreprises culturelles fortes au Québec, et la croissance d'Attraction est une bonne nouvelle pour l'industrie et ses artisans, remarque Maxime Rémillard, coprésident et chef de la direction de Remstar (V télé). Sa croissance lui donne une stabilité et, à l'heure où l'écoute est fragmentée, avec les nouvelles technologies en concurrence, il faut une masse critique pour traverser ce courant. Je crois que Richard Speer est très bien positionné pour devenir un acteur important à l'échelle canadienne, où on assistera à une consolidation des entreprises créatrices de contenus.»
Bientôt dans le marché torontois
Au Québec, Richard Speer a racheté plusieurs entreprises, dont certaines manquaient de relève. Il envisage la même stratégie pour aborder, dans un proche avenir, le marché torontois de la production télé.
«Produire en anglais va nous ouvrir plus de portes pour vendre du contenu à l'international», précise l'entrepreneur, né d'un père britannique qui fut un temps prospère dans l'immobilier et les transports.
La radio est une nouvelle passion pour le jeune homme d'affaires. Depuis 2011, il a acheté six antennes, de Saguenay à Lac-Mégantic, qui rejoignent un million d'auditeurs en région, là où, considère Richard Speer, les gens sont plus fidèles à la chaîne qu'à l'animateur, contrairement à ce qui se passe en ville.
«Notre intérêt restera la région. C'est là qu'on veut acquérir plusieurs licences. Je ne vais pas sur le territoire des gens qui sont mes clients en télévision. Bell est un client télé, je ne vais pas aller jouer dans ses platebandes en ville», précise l'entrepreneur, qui a acheté sa première antenne à trois terres de la maison de Sainte-Marie, en Beauce, où il a grandi.
Il n'a fallu à Speer qu'une rencontre avec Sylvain Chamberland pour se lancer avec lui en radio, un secteur qui l'attirait depuis longtemps. Il se savait inexpérimenté dans le domaine, il a trouvé en cet ancien pdg de Radiomedia et dg de l'agence QMI le partenaire idéal.
«Ma conviction est qu'un homme-orchestre, ça n'existe plus, dit Speer. Quand l'entreprise croît, un des grands bonheurs est d'avoir les moyens d'aller chercher des gens meilleurs que toi dans un secteur d'activité. S'ils viennent avec toi, tu dois les écouter, leur faire confiance et les responsabiliser.»
Susciter des vocations d'entrepreneurs
«Il a les mains sur le gros volant, mais il te laisse conduire ton auto tranquille, confirme M. Chamberland, président d'Attraction Radio. Ma vraie stimulation dans cette association était de pouvoir être un entrepreneur à part entière dans un modèle d'entreprise novateur.»
C'est peut-être l'aspect le plus inspirant du modèle Speer : il crée d'autres entrepreneurs.
«En moi, il y avait un côté entrepreneur, se souvient le producteur Jean-François Boulianne. Richard m'a donné les ailes et l'encadrement pour le déployer, tout en me donnant la possibilité de mettre en avant ma créativité.»
Il y avait donc un peu de dragon chez Richard Speer, avant même qu'il ne fasse de Danièle Henkel une entrepreneure vedette avec son émission à Radio-Canada. À la veille d'une troisième saison de Dans l'oeil du dragon, qui reçoit de plus en plus de candidatures au fil des ans, le producteur se réjouit en pensant à son impact sur les Québécois.
«On stimule des gens à suivre leur rêve. C'est du contenu qui aide à grandir et à faire grandir le Québec», conclut celui qui carbure au plaisir, plus qu'à un rêve d'avenir défini.
Réunir l'Académie
En 2013, Richard Speer a accepté le mandat de présider l'Académie canadienne du cinéma et de la télévision. Son but : rassembler l'industrie pour célébrer l'excellence. Il lui reste encore à convaincre les productrices à succès Julie Snyder et Fabienne Larouche d'inscrire leurs productions au gala des Prix Gémeaux, qui souligne les grands coups de la production télévisuelle québécoise.
«La communication est ouverte. On va annoncer des choses à l'Académie dans les prochaines semaines. On est très disposés à améliorer le processus [de sélection]. Somme toute, je suis satisfait. Mon plan de match était de prendre une année pour comprendre et observer, et la seconde, que j'entame, pour trouver des solutions afin de faire évoluer les choses», explique Richard Speer.
Fabienne Larouche, qui boycotte le gala depuis 10 ans, a envoyé ses propositions au président de l'Académie en février. Elle suggère des modifications aux catégories du concours et au processus de votation qui peut, selon elle, favoriser les lobbys, et elle insiste pour mettre en valeur les auteurs au gala de soirée. La présidente d'Aetios dit n'attendre rien de Richard Speer, «seul contre tous», mais reconnaît ses talents de médiateur.
«Il est d'emblée très sympathique et pas du tout confrontant. Sa diplomatie et son abord agréable en toutes circonstances lui donnent un avantage sur le plan des relations publiques. S'il a un défaut, c'est celui de sa qualité : les excellents médiateurs sont souvent moins clairs dans leurs messages, plus nuancés et, donc, plus difficiles à saisir.»
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2000 Acquisition de Jet Films
2002 Acquisition de Cirrus Communication
2005 Création de Bubbles Télévision et acquisition de Films Traffik International
2007 Acquisition de Staub Studio
2009 Acquisition de Delphis Films
2010 Acquisition de 6ixdegrés, et fusion avec Films Traffik pour devenir La Cavalerie (publicité)
2010 Réunion de toutes les entreprises à la même adresse et création de La Boîte de Prod
2011 Création de Niagara Films
2012 Création d'Attraction Radio, fusion de Cirrus, Bubbles et la Boîte de Prod pour créer Attraction Images. Delphis devient Attraction Distribution
2014 Acquistion de LP8 et, à venir, acquisitions de stations de radio