Les startups ont l'habitude de lancer des produits imparfaits pour les ajuster rapidement selon la réaction du marché. On dit alors qu'elles pivotent. Le terme est désormais employé pour les entreprises traditionnelles. C'est une façon plus concrète de parler de gestion du changement.
Depuis le 12 juin, toutes les technologies brevetées du constructeur de voitures électriques Tesla sont accessibles à qui veut les utiliser. Fini, les chasses gardées. Comment expliquer une décision aussi étonnante ? Le fondateur de Tesla, l'Américain Elon Musk, modifie sa stratégie parce qu'il n'atteint pas son objectif. M. Musk veut éradiquer les véhicules à essence. Pour y arriver, l'entrepreneur a besoin d'un écosystème : des fournisseurs de batteries, un réseau de bornes, d'autres constructeurs, etc. Or, Tesla a été lancée en 2003, et elle reste seule sur son île. D'où la décision de rendre ses brevets accessibles à tous pour accélérer le développement d'une véritable industrie de l'auto électrique. Une telle décision s'appelle un pivot. Le 12 juin, Elon Musk a fait pivoter Tesla.
Nouvel emballage, vieux concept ?
Le terme pivot prend son origine dans le mouvement Lean Startup et dans le livre éponyme (2011) d'Eric Ries. Un mouvement associé aux entreprises technos qui lancent des produits inachevés et imparfaits, comptant sur le marché pour les aider à rectifier le tir. Le pivot fait partie de la réalité des startups. Leurs dirigeants s'attendent à pivoter. Désormais, on parle aussi de pivot pour l'industrie traditionnelle. Une entreprise effectue un pivot lorsqu'elle apporte un changement significatif à son produit, à sa stratégie ou à toute autre composante de l'organisation, explique le consultant et capital-risqueur américain Marty Zwilling, de la firme Startup Professionals.
Y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau sous le soleil ? Pivoter ne signifie-t-il pas simplement changer ? Oui et non, répond Stéphanie Baron, présidente du centre récréatif montréalais Amuza et chargée de cours en stratégie à HEC Montréal. Parler de pivot, c'est revisiter le vieux concept de la gestion du changement, reconnaît-elle. «Mais ce n'est pas plus mal, parce que la gestion du changement reste une notion floue pour la plupart des dirigeants. On voit mal comment s'y prendre. S'il faut plutôt parler de "pivot" pour en faire quelque chose de plus précis, pourquoi pas ?», dit-elle.
Le pivot évoque l'image de la danse, explique Mme Baron. «Lorsque vous pivotez, un de vos pieds reste fixe. Il assure la stabilité de votre mouvement pendant que l'autre pied tourne dans la direction que vous visez. Il en va de même pour une entreprise. Une portion des activités demeure inchangée, car il faut continuer de générer des revenus pendant que vous modifiez ce qui assurera votre croissance future.»
Il existe toutes sortes de pivots. Une entreprise peut pivoter quant à son offre, c'est-à-dire son produit. Elle peut changer sa structure de vente - soit la façon de présenter son produit -, ses intermédiaires ou ses canaux de distribution. Ou encore, revoir sa façon de communiquer. Peut-être décrit-elle mal son produit ? Parfois, c'est la clientèle cible qu'il faut changer. «Plusieurs entreprises visent spontanément les consommateurs, souligne Freddy Nagger, fondateur de la firme-conseil Atomic Tango, à Los Angeles. Mais le marché des entreprises convient souvent mieux à leur produit, et il s'avère moins surpeuplé.»
La nécessité de pivoter naît du choc entre le marché et le produit. Les catalyseurs de ce choc sont multiples : progrès technologiques, ouverture des frontières, nouvelles façons de consommer... Et puis, de plus en plus d'entreprises technos concurrencent les entreprises traditionnelles. Comme le site de location d'appartements par les particuliers airnbn, qui joue dans les plates-bandes de l'industrie hôtelière, ou Über et Hailo, dans celles du taxi. «La frontière entre secteurs technos et non technos s'effrite», souligne Lucie Chouinard, directrice du bureau montréalais de la boîte de consultants MNP.
Netflix et Puma, ou comment réussir son pivot
«Netflix, ça c'est du beau pivot, déclare Stéphanie Baron. Reed Hastings, le pdg, c'est le roi du pivot.» En fait, Netflix n'a pas fait un pivot... elle en a fait deux ! Premier pivot : Netlflix, entreprise spécialisée dans la location de DVD par la poste, devient fournisseur de films et de séries en flux continu sur Internet. Un pivot initié par la technologie de flux continu (streaming). «Netflix a d'abord maintenu la location de DVD par la poste, puisque c'était sa vache à lait, tout en migrant vers une offre correspondant aux nouvelles habitudes de consommation de ses clients», souligne Mme Baron. Deuxième pivot : Netflix se lance dans la production notamment de séries-cultes Orange is the New Black et House of Cards. «J'attends le troisième pivot», dit l'entrepreneure. Il ne saurait tarder. Fin août, les câbrodistributeurs Shaw et Rogers ont annoncé le lancement de Shomi, un service de vidéo sur demande en ligne. Comment Netlix répliquera-t-elle au pivot de Rogers et Shaw ? S'intégrera-t-elle en aval en achetant du câble ? La relation entre Netflix et les câblodistributeurs est orageuse. La vie serait plus simple si le producteur diffusait son contenu par l'intermédiaire de sa propre quincaillerie.
Netflix a pivoté pour profiter des percées technologiques. Puma, quant à elle, l'a fait parce qu'elle avait perdu la guerre, tout simplement. «Puma n'était pas de taille devant Nike et Adidas, souligne Freddy Nagger. Jamais elle n'aurait pris une part significative du marché des sportifs.» Nouvelle cible : les non-sportifs ! Ceux qui ne veulent pas suer, les athlètes de salon et de week-end. «Puma a rendu le fait de ne pas être sportif cool et sexy, blague le consultant. Elle a quitté le champ de bataille occupé par Adidas et Nike pour se transformer en une marque style de vie. Elle a lancé des montres et des sacs, en plus de revoir le look de ses chaussures.» Tout cela avec l'aide de l'agence de publicité new-yorkaise Droga5.
Quand faut-il pivoter ?
Le pivot de Puma était inévitable. Mais tous les pivots ne sont pas aussi évidents. «On ne pivote pas au moindre problème, prévient Marty Zwilling, il faut des raisons objectives.» Combien de baisses des ventes successives justifient un pivot ? «C'est une mauvaise question, répond Marty Zwilling. Il faut avoir une vision plus large.» Comment vos concurrents s'en tirent-ils ? Donnez-vous des balises, trouvez des comparables, suggère Lucie Chouinard, de MNP. Par exemple, cette entreprise est allée chercher tant clients en deux mois pour un produit semblable au mien, je devrais donc pouvoir en faire autant.»
Cependant, la réponse ne se trouve peut-être pas chez vos concurrents naturels. Quels besoins votre produit ou votre service comble-t-il ? Quelles sont les différentes façons de les satisfaire ? «J'apprends à mes étudiants à examiner l'ensemble de l'écosystème. Pour certains, un verre de vin peut être un substitut à une visite chez le massothérapeute. Les deux ont un effet relaxant.» L'écosystème comprend aussi la loi. Un changement législatif peut forcer une entreprise à pivoter. Par exemple, si la loi penche du côté d'airbnb, l'industrie hôtelière pourrait avoir à ajuster - bonifier - son offre.
Hôtelier, fabricant d'équipements de sport ou distributeur de films, le principal défi du pivot n'est ni légal ni technologique. C'est un défi humain. Une partie des employés s'engage dans un projet d'avenir alors qu'on demande aux autres de poursuivre une activité dont ils savent qu'elle est en déclin. Cela peut s'avérer frustrant, voire carrément insécurisant. Que faire ? «Jouer franc jeu, conseille Stéphanie Baron. Expliquer qu'ils sont aussi indispensables l'un que l'autre au succès du pivot. Sans les gardiens de stabilité, pas de revenus. Et sans revenus, pas de pivot.»
Ainsi, les employés du détaillant canadien de produits de plein air MEC (Moutain Equipment Coop) gardent le phare, pendant que leurs collègues de la succursale du Plateau Mont-Royal, à Montréal, pivotent. À l'automne 2012, MEC a ouvert sa première boutique urbaine sur la rue Saint-Denis. Celle-ci est le fruit de plusieurs années d'observations et de réflexions stratégiques. Depuis ses débuts, MEC a surtout vendu ses équipements aux purs et durs. Ceux qui s'aventurent dans des régions éloignées pour y pratiquer des sports extrêmes. Mais les goûts des consommateurs évoluent. Le vélo, la course à pied et le yoga ont plus d'adeptes que la grimpe. Et le glamping attire davantage que le camping. Sans compter que nombre de jeunes choisissent de ne pas investir dans une voiture, ce qui limite le rayon de leurs activités sportives. Et puis, les femmes sont de plus en plus actives. Bref, plusieurs signaux indiquaient à MEC la nécessité d'évoluer. Pour marquer le coup, elle a intitulé son rapport annuel 2012 «Pertinence et renouveau». En plus d'ouvrir une boutique urbaine test, MEC a revu et élargi son offre de produits dans ses magasins réguliers.
Le faux pivot : American Apparel
Il y a ceux qui pivotent et ceux qui font semblant. Ces derniers se contentent de pivoter le haut du corps. Leurs pieds, eux, ne bougent pas. Ils donnent l'illusion du mouvement, mais ils ne vont nulle part. American Apparel est l'archétype du faux pivot, selon Stéphanie Baron. Démarrée avec vision structurée, des vêtements fabriqués à Los Angeles. Des produits simples - des t-shirts - rapides et faciles à produire qui rapportent de bonnes marges. American Apparel avait tout pour réussir. Et elle a réussi. Lorsque le succès ralentit, le fondateur, Dov Charney choisit d'élargir sa gamme. Il ajoute des articles comme des jeans qui coûtent bien plus cher à produire que ses t-shirts. M. Charney se lance aussi dans une expansion tous azimuts, ajoutant des boutiques à la vitesse de l'éclair.
«Quand American Apparel a fait son entrée en Bourse [en 2007], je croyais que cela servirait à financer un pivot, commente Mme Baron. L'argent a plutôt servi aux extravagances de Dov Charney. Ses nouvelles gammes ont grugé toutes les marges générées par ses t-shirts.» Elle ajoute, «Il aurait fallu virer Dov Charney depuis longtemps, il n'a pas été capable de pivoter.» Le pdg a été mis sur la touche par son CA en juin 2014.
À quoi aurait pu ressembler un pivot pour American Apparel ? «Ça aurait pu être un pivot clients», avance l'entrepreneure. Qui pourrait s'intéresser aux t-shirts d'American Apparel ? Les femmes de 30, 40 et 50 ans, qui les portent sous une veste de tailleur. «Il y a un défi, certes, concède Mme Baron. Il aurait fallu adoucir l'image sulfureuse d'American Apparel pour que les femmes se sentent à l'aise d'y aller. Tout cela sans faire fuir la clientèle naturelle, les tweens.» Quant au produit, par contre, il n'y avait rien à changer.
Toutes décisions stratégiques, dont celle de Dov Charney, cachent une faiblesse humaine : peur du changement, peur de manquer une occasion d'affaires, sentiment d'invincibilité. Ça a été le cas de Dov Charney et de son faux pivot. Il existe une autre peur : la peur de l'engagement. «Certaines choses prennent du temps, prévient Christine Renaud, fondatrice de E-180, une plateforme d'échange de connaissances. Une entreprise, c'est comme une relation ; quand les temps sont durs, vous pouvez partir, ou rester et travailler pour améliorer la situation.» La culture du fail fast issue du monde des startups rend les pivots trop faciles. «Il faut prendre conscience des conséquences d'un pivot sur le développement des entreprises, continue l'entrepreneure. Si vous croyez vraiment en ce que vous faites, prenez le temps de comprendre pourquoi cela ne fonctionne pas. Investissez-vous comme vous le faites dans d'autres aspects de votre vie. Un pivot peut être la solution, mais jamais la solution facile.»