Fabio Rosati veut réinventer le marché du recrutement pour permettre aux entreprises de profiter du bassin sous-exploité des travailleurs indépendants. Le pdg d'Elance-oDesk a créé des places de marché virtuelles où les organisations peuvent trouver, recruter, gérer et rémunérer ces travailleurs. Elance-oDesk, dont le siège social est à Mountain View en Californie, sert 800 000 entreprises et plus de 2,5 millions de travailleurs indépendants.
Diane Bérard - Vous affirmez que «le marché de l'emploi est le plus inefficace de tous les marchés». Pourquoi ?
Fabio rosati - Il souffre de plusieurs maux : manque de transparence, asymétrie d'information, déséquilibre géographique, etc. Les chercheurs d'emploi ont peu d'idée des besoins des donneurs de contrats. Et les donneurs de contrats cernent mal l'offre et les besoins du marché. Cela crée des inefficacités inutiles. La technologie peut corriger cette situation.
D.B. - Vous avez créé un «nuage de talents», de quoi s'agit-il ?
F.R. - Nous avons créé un nuage public de talents et plusieurs nuages privés de talents. Dans les deux cas, il s'agit de réseaux sociaux qui permettent de recruter, de gérer et de payer en ligne leur bassin de travailleurs autonomes. Notre nuage public de talents compte 10 millions de noms. Il est accessible à tous. Les nuages privés de talents, eux, constituent un nouveau produit à croissance rapide. Ils sont liés à une entreprise spécifique. Certains employeurs ne veulent pas partager le nom de ceux avec qui ils travaillent. Ils y voient un avantage concurrentiel. Nous leur créons donc un nuage privé. C'est une façon efficace de gérer les relations avec les travailleurs indépendants en consolidant l'information. Certaines organisations possèdent plusieurs nuages privés, chacun correspondant à une région.
D.B. - Starbucks a popularisé le concept du 3e lieu, un refuge et un lieu de rencontre entre notre maison et notre bureau. Elance-oDesk offre aussi un 3e lieu, mais pour un autre type de rencontres. Expliquez-nous.
F.R. - En matière de recrutement, il existe des lieux pour trouver des emplois. Et des lieux pour trouver des employés. Il manquait un lieu dynamique qui rassemble les deux en temps réel. Un lieu où les entreprises et les travailleurs peuvent se rencontrer et collaborer. C'est ce qu'Elance-oDesk a créé.
D.B. - Vous estimez que nous disposons tous d'une banque de temps inexploitée. Ne trouvez-vous pas que nous travaillons suffisamment ?
F.R. - Pas tout le monde. Pensez aux étudiants. Aux mères à la maison. À ceux qui ont quitté momentanément le marché du travail pour s'occuper d'un parent malade. Aux jeunes retraités. À ceux qui voudraient compléter leur revenu. Ce sont autant de travailleurs potentiels ignorés et oubliés par un marché du travail trop rigide et très désorganisé. Les structures sont toujours en retard sur la société. Elles tardent à s'adapter.
D.B. - Votre entreprise se concentre sur les travailleurs indépendants, pourquoi ?
F.R. - Parce que ce marché est insuffisamment servi. Les États-Unis comptent 53 millions de travailleurs indépendants, soit 34 % des travailleurs américains. De ce nombre, 27 % possèdent un emploi et ajoutent des heures le soir ou le week-end. Les autres appartiennent à l'une ou l'autre des catégories suivantes : des travailleurs contractuels à temps plein, des travailleurs temporaires, des micro-entrepreneurs ou des travailleurs menant plusieurs contrats simultanément. Ensemble, tous ces travailleurs génèrent des revenus de 715 milliards de dollars chaque année. Le tiers (32 %) des travailleurs indépendants constatent une augmentation de la demande de leurs services, et 43 % d'entre eux s'attendent à une augmentation de leurs revenus au cours de la prochaine année.
D.B. - Le marché de l'emploi doit s'inspirer du commerce de détail, selon vous. Expliquez-nous.
F.R. - De plus en plus de détaillants comprennent que leurs clients réclament les achats en ligne. Cela convient mieux à leur mode de vie. Il en va de même pour le marché de l'emploi. Pour une catégorie importante de travailleurs, c'est en ligne que les affaires se passent.
D.B. - Qu'est-ce qui motive un travailleur à choisir le travail indépendant plutôt qu'un emploi salarié ?
F.R. - Du côté des plus jeunes, on note de plus en plus de pulsions entrepreneuriales. Une quête de sens, un désir de contrôler sa destinée en menant une série de projets successifs. Pour d'autres, c'est un choix guidé par les occasions d'affaires. Ils découvrent que leurs compétences suscitent une demande abondante, et ils en profitent pour mener le jeu. Et puis, il y en aura toujours pour qui le travail indépendant est un pis-aller, parce qu'ils ne trouvent rien de permanent.
D.B. - La montée du travail indépendant est-elle vraiment une bonne nouvelle ? N'est-ce pas un recul à cause des conditions plus précaires qui y sont associées ?
F.R. - Les entreprises évoluent dans un environnement de plus en plus instable. À cela s'ajoute une accélération du rythme des innovations. Les organisations ont donc besoin de l'agilité que permet le travail indépendant. Cela dit, il faut être vigilant. Il y a risque de glissement. Il faut encadrer ce modèle émergent afin de le rendre viable pour tous. Cela va exiger des politiques. Et des regroupements, comme la Freelancers Union qui compte 250 000 membres. Elle leur offre, entre autres, des régimes d'avantages sociaux. Nous allons assister au retour des guildes, inspirées de l'âge d'or des artisans.
D.B. - Les services des ressources humaines sont-ils prêts à la montée du travail indépendant ? Savent-ils gérer ce type de travailleurs ?
F.R. - Je ne crois pas. La plupart des professionnels des RH sont à l'aise avec les normes, les politiques et les échelles. Ils évoluent dans un univers de conformité. Le travail indépendant, lui, est un enjeu stratégique qui exige un autre regard. Pour l'instant, le travail indépendant n'entre pas dans les entreprises par la porte des services des RH. Ce sont les gestionnaires qui, pour combler leurs besoins particuliers de main-d'oeuvre, prennent les moyens qui s'imposent.
D.B. - Comment les directions des RH doivent-elles s'adapter ?
F.R. - Elles doivent reconnaître les bienfaits d'une force de travail multiple. Ensuite, elles doivent développer de nouvelles compétences. Apprendre à recruter des travailleurs indépendants et à gérer leur relation avec l'entreprise. Une relation bien différente de celle entre un travailleur salarié et son employeur.
D.B. - Vous dites : «Il faut viser l'employabilité, pas l'emploi». Expliquez-nous.
F.R. - Le travail salarié existera toujours. Mais l'instabilité économique nous transforme tous un peu en travailleurs indépendants. Il faut penser selon le «Moi inc.». Cela exige un changement d'attitude mentale. Le monde a changé. Pourtant, on consacre trop d'énergie à protéger nos emplois plutôt qu'à développer les talents et les compétences requis pour les conserver et, éventuellement, pour s'en trouver un autre.
D.B. - On parle beaucoup de l'économie du partage. Surtout relativement aux biens. Vous y voyez aussi le partage de talents.
F.R. - Imaginons mettre en relation des gens qui ont du talent à offrir avec d'autres qui ont des tâches à accomplir. S'il était aussi facile d'offrir son appartement sur Airbnb que de mettre son talent à la disposition de ceux qui en ont besoin...