Blake Mycoskie est l'entrepreneur social américain le plus célèbre. Son entreprise, Toms Shoes, donne une paire de chaussures pour chaque paire vendue. En 2006, c'était un novice aux bonnes intentions. Depuis, il a raffiné son modèle et augmenté son impact. Toms fabrique désormais une partie des chaussures là où s'effectuent les dons. Je l'ai rencontré à New York, au World Business Forum.
Diane Bérard - Vous avez lancé Toms il y a huit ans avec une certaine naïveté. Comment votre modèle d'entreprise a-t-il évolué ?
Blake Mycoskie - Il y a huit ans, tout ce qu'on voulait, c'était chausser les enfants qui allaient pieds nus. Nous n'avions pas les connaissances suffisantes pour comprendre les problèmes derrière ce dénuement et la façon de les aborder efficacement. Depuis, nous avons compris l'importance des partenariats. Nous avons appris à intégrer notre solution dans l'écosystème existant pour multiplier les retombées positives. Nous collaborons, par exemple, avec les ONG pour les questions de santé. Nous récompensons les parents qui font vacciner leurs enfants en leur offrant une paire de chaussures.
D.B. - Toms est une entreprise sociale à but lucratif. Avant de la lancer, vous avez organisé un groupe de discussion (focus group). Que vouliez-vous vérifier ?
B.M. - J'ai invité ma soeur et quelques-unes de ses amies dans mon appartement afin de leur présenter mes chaussures. Je ne leur ai pas parlé du modèle de don un pour un. Je voulais simplement savoir si mon produit leur plaisait. Si elles l'achèteraient. Je ne voulais pas d'un produit ordinaire que les clientes auraient acheté par pitié. Je voulais des chaussures emballantes que l'on achète pour se faire plaisir et qui, en bonus, font le bien. Ça, c'est un modèle d'entreprise pérenne.
D.B. - Aujourd'hui, Toms va au-delà du don pour contribuer au développement économique...
B.M. - En effet, à mesure que nous avons gagné de l'expérience et des connaissances, nous avons compris la nécessité de solutions durables. C'est pourquoi nous nous sommes engagés à produire une certaine proportion des chaussures à proximité des marchés où nous réalisons nos dons. Nous fabriquons désormais dans 25 usines au Kenya, en Éthiopie, en Haïti et en Inde. Toms n'est plus uniquement une entreprise qui fait des dons. C'est aussi une entreprise créatrice d'emplois.
D.B. - Produire localement comporte son lot de risques. Vous n'êtes pas à l'abri d'un scandale lié aux droits de la personne. Cela vous inquiète-t-il ?
B.M. - Bien sûr. J'y pense tous les jours. Pour moi, le risque ne se trouve pas dans les usines qui fabriquent les chaussures Toms. Nous y exerçons un certain contrôle. Il se situe plutôt dans notre chaîne d'approvisionnement des matériaux. Chez le fabricant des onglets de mes lacets, par exemple. Nous tentons de les superviser, mais cela devient plus complexe.
D.B. - Quel conseil donneriez-vous aux lecteurs de Les Affaires qui sous-traitent dans des pays à l'autre bout du monde ?
B.M. - Il faut mener des contrôles soi-même et recruter des experts indépendants pour qu'ils en effectuent eux aussi.
D.B. - Toms s'engage désormais auprès des producteurs de cafés. Est-ce le début d'une diversification ?
B.M. - Oui et non. Toms pénètre de plus en plus profondément dans le tissu économique des collectivités. Mais toujours en conservant le modèle qui a fait sa réussite, celui du «un pour un». Nous avons choisi le café, parce qu'après le pétrole, c'est la seconde marchandise la plus négociée du monde. Il a fallu convaincre les membres de mon CA, bien sûr. Je leur ai rappelé qu'on achète du café toutes les semaines. Bien plus souvent qu'on achète une paire de chaussures. Le café Toms est vendu dans les épiceries Whole Foods ainsi que dans les cafés-boutiques Toms. Chaque fois que vous achetez un sac, Toms fournit une semaine d'eau potable à une personne. Pour ce projet, Toms va au-delà du don. Nous aidons, par exemple, les producteurs de café à obtenir un prix juste pour leurs grains.
D.B. - Supposons que vous démarriez une entreprise sociale aujourd'hui, en quoi serait-elle différente, compte tenu de ce que vous savez ?
B.M. - Je ne crois pas que je ferais les choses différemment. Ce qui a fait de Toms une formule gagnante est sa simplicité. Je suis convaincu que c'est la clé du succès de toute entreprise sociale. Elle doit reposer sur une idée simple que tout le monde peut comprendre. L'espace de l'entrepreneuriat social devient de plus en plus peuplé. Pour sortir du lot, il faut contribuer à résoudre un problème social ou environnemental précis qui s'explique facilement.
D.B. - Votre modèle «un pour un» est de plus en plus copié. Songez-vous à le changer ?
B.M. - Je n'ai pas l'intention de le changer. Ce modèle n'est pas pour toutes les industries, certes. Mais il existe encore de nombreux secteurs où je peux l'appliquer.
D.B. - Toms a eu des retombées positives imprévues. Racontez-nous.
B.M. - Nous ne pensions pas qu'en donnant des chaussures aux plus démunis nous allions contribuer à créer un marché de la chaussure. Lorsque vous n'avez jamais porté de chaussures ou que vous l'avez fait seulement de façon sporadique, et qu'on vous en donne, vous développez une habitude. Vous accordez une valeur aux chaussures. Cela devient un bien que vous désirez. Et, lorsque vous vous enrichissez, vous vous en procurez. Cela stimule donc une demande relativement aux métiers de la chaussure.
D.B. - Votre entreprise a aussi entraîné des retombées négatives...
B.M. - Toms peut contribuer à développer une économie locale de la chaussure, mais elle ne doit pas entrer en concurrence avec une industrie de la chaussure existante. Il y a huit ans, nous n'étions pas conscients de cette possibilité. Aujourd'hui, nous nous montrons très prudents. Nous nous renseignons avant de pénétrer dans un nouveau territoire.
D.B. - Dès son lancement, vous et votre entreprise avez été chouchous des médias. Puis, on a commencé à vous critiquer...
B.M. - En effet, et j'ai très mal réagi. Je ne comprenais pas qu'on puisse me reprocher de faire le bien. J'ai rejeté les critiques. Puis, j'ai compris que je m'attaquais à un problème complexe. Mes intentions étaient bonnes, mais je manquais d'expérience et de connaissances. Lorsque j'ai accepté cette réalité, j'ai invité mes détracteurs à m'expliquer leurs critiques. J'ai écouté et je me suis adapté.
D.B. - On parle de plus en plus du marché des pauvres. Toms fait équipe avec le professeur Muhammad Yunus, fondateur de la banque Grameen, à ce sujet. De quoi s'agit-il ?
B.M. - Nous démarrons un projet-pilote en Inde avec des entrepreneures de la banque de microcrédit Grameen. Nous allons aider ces femmes à vendre nos chaussures à un prix que les clients à la base de la pyramide peuvent acquitter. Nous maintenons le modèle de don. Toms donnera les chaussures à ces entrepreneures indiennes. Ce don leur permettra de se lancer en affaires et de créer une économie locale. Ce projet est issu de notre désir d'avoir un effet durable.
D.B. - Comment voyez-vous la relation entre les grandes firmes et les entreprises sociales ?
B.M. - Les grandes entreprises ont des ressources et un réseau dont les entreprises sociales, qui sont souvent plus petites, pourraient profiter. Évidemment, il faut se donner la peine d'effectuer une bonne vérification diligente. S'assurer de comprendre avec qui on s'associe, quelles sont ses motivations et ce qu'il attend de nous. Si vous partagez des valeurs communes, le partenariat peut s'avérer très bénéfique. Toms collabore avec de nombreux partenaires bien plus puissants qu'elle. C'est possible.
D.B. - Quel conseil donneriez-vous à un entrepreneur social qui aspire à nouer des alliances avec de grandes entreprises ?
B.M. - Vérifiez si vous êtes à l'aise - d'accord - avec leurs pratiques de responsabilité sociale. Allez au-delà des énoncés. Prenez le temps de vérifier comment ces énoncés sont appliqués au quotidien.
D.B. - En août, Toms a vendu la moitié de son actionnariat à Bain Capital. Vous prenez des risques. Faudrait-il bâtir un écosystème de capital-risque destiné uniquement à l'entrepreneuriat social pour lui permettre de se développer ?
B.M. - Je ne crois pas. Il y a un tas d'entrepreneurs sociaux qui bâtissent de vraies entreprises profitables. Ces entreprises offrent de nouvelles possibilités d'investissement. Les capital- risqueurs devraient le reconnaître. Et se montrer futés en ajoutant des entreprises sociales à leur portefeuille. Et puis, il existe bien des capital-risqueurs spécialisés pour certains secteurs. Alors, pourquoi pas des capital-risqueurs spécialistes de l'entrepreneuriat social ?
D.B. - Vous incitez les entreprises à la philanthropie parce que c'est bon pour les affaires. Mais aussi, bon pour lutter contre la petite politique au bureau. Expliquez-nous.
B.M. - Toutes les entreprises ont leurs foyers de tensions, leurs petites luttes internes. Il faut faire tomber la pression. L'évacuer. Il existe plusieurs méthodes. Travailler ensemble autour d'une cause fait partie de ces moyens.
D.B. - Vous n'avez pas connu que des réussites. Parlons de votre passage à la célèbre émission The Amazing Race...
B.M. - Ce n'est pas le moment le plus brillant de ma vie. En 2001, ma soeur Paige et moi avons postulé pour l'émission Survivor. Nous n'avons pas été retenus, mais le producteur nous a parlé de l'émission The Amazing Race qui allait débuter. Nous avons été retenus pour la deuxième saison. Paige et moi avons terminé troisièmes, ratant de quatre minutes le prix d'un million de dollars. Ma soeur m'en veut encore. Et tout ça, parce que je n'ai pas demandé mon chemin...