La Libanaise d'origine canadienne Ayah Bdier est ingénieure et artiste. En 2011, la jeune trentenaire a fondé littleBits, qui conçoit des modules électroniques à assembler. Ils permettent des créations simples, pour les profanes, ou complexes, pour le prototypage industriel. Joi Ito et Nicholas Negroponte, du MIT Media Lab, furent les premiers investisseurs de littleBits. Ayah Bdier sera conférencière à C2MTL en mai 2015.
Diane Bérard - L'entrepreneuriat n'est pas un choix de carrière. Selon vous, ce n'est qu'un moyen. Expliquez-nous.
Ayah Bdeir - Considérer l'entrepreneuriat comme une fin, c'est penser à l'envers. On ne peut pas dire «je vais être entrepreneur». Pas plus qu'on ne devrait dire «je vais être artiste». L'entrepreneuriat est un moyen, parmi d'autres, d'exploiter une idée dans laquelle on croit. Tout comme on devient artiste pour exploiter son talent en musique ou en peinture, par exemple.
D.B. - Pourquoi êtes-vous devenue entrepreneure, alors ?
A.B. - J'avais développé un produit qui vise à démocratiser la technologie, l'électronique plus précisément. Il s'agit d'un jeu de modules électroniques qui se collent les uns aux autres à l'aide d'aimants pour permettre de bâtir à peu près n'importe quoi. J'ai exposé mes pièces à une foire, pour le plaisir. Les visiteurs ont aimé. Ils ont voulu en acheter, j'en ai fabriqué des quantités de plus en plus importantes. Les médias en ont parlé. La demande a explosé. Je suis allée en Chine à la recherche d'une usine. Et je suis devenue entrepreneure.
D.B. - Vous voulez démocratiser l'électronique. Pourquoi ?
A.B. - J'ai étudié en génie informatique parce que je suis douée pour les sciences et les mathématiques. Et parce que ça rassurait mes parents que j'aie un diplôme scientifique ! Mais j'ai toujours aimé autant le design et l'art que la science. Après mon baccalauréat, j'ai découvert le MIT Media Lab, où étudiait ma soeur. Un lieu à la frontière de l'art et de la science, où j'ai choisi de faire ma maîtrise. J'y ai découvert qu'on peut marier les deux univers. Que la science n'est pas que pour les scientifiques. En fait, elle ne doit pas leur être réservée. La technologie a le pouvoir de transformer la société. Mais pour cela, elle ne doit pas être comprise et utilisée uniquement par les ingénieurs et les informaticiens. Pour avoir un véritable impact, la technologie doit sortir du cercle des experts. C'est là ma mission et celle de littleBits.
D.B. - Pourquoi est-ce important que les profanes comprennent l'électronique ?
A.B. - L'électronique est de plus en plus présente dans nos vies. On la retrouve dans notre automobile, dans notre téléviseur, dans notre appareil photo... Mais c'est comme une boîte noire. On n'y comprend rien. La révolution électronique se produit sans les utilisateurs. Par exemple, lorsqu'un appareil casse, on le jette.
D.B. - Vous dites que démocratiser l'électronique est la suite logique de la démocratisation de la conception de logiciels. Expliquez-nous.
A.B. - Depuis que de plus en plus de gens sont capables de développer des logiciels, ceux-ci sont mieux conçus. Ils bénéficient de la contribution pratique des usagers, pas seulement des connaissances des informaticiens. La même situation est en train de se produire pour la fabrication grâce aux imprimantes 3D. Il était logique de démocratiser l'électronique.
D.B. - Parlez-nous de votre produit. À quoi ressemble-t-il ?
A.B. - Il s'agit d'une bibliothèque de 50 circuits imprimés. On pourrait la comparer à la bibliothèque Lego. Toutes les pièces sont préassemblées et s'imbriquent les unes dans les autres grâce à des aimants. Elles permettent de concevoir des systèmes simples qui produisent du son ou de la lumière. Vous pouvez créer votre propre sonnette, par exemple. Mais vous pouvez aussi imaginer des systèmes complexes reliés à Internet, par exemple. Certains entrepreneurs conçoivent leurs prototypes à partir de pièces littleBits. On pourrait comparer les usages de littleBits à ceux des imprimantes 3D : le spectre s'étend des usages personnels aux usages professionnels.
D.B. - Qui est le public cible de littleBits ?
A.B. - Au départ, nos vendions aux parents et aux professeurs. Plus de 3 000 écoles utilisent littleBits. Puis, à mesure que nous avons ajouté des pièces aux fonctions plus sophistiquées, les professionnels et les entrepreneurs se sont intéressés à nos produits.
D.B. - Qu'est-ce que le bitLab ?
A.B. - C'est une sorte de magasin d'applications [application store] pour les créations littleBits. Ceux qui utilisent nos produits peuvent afficher leurs créations sur le bitLab. Ils doivent présenter leur invention dans une vidéo de 90 secondes. Le public vote pour celles qu'il préfère. Les produits qui reçoivent plus de 1 000 votes en 45 jours passent à l'étape suivante. Un comité évalue ceux qui seront fabriqués par littleBits. Nous versons 10 % des ventes à l'inventeur.
D.B. - littleBits s'inscrit dans le «maker's movement». De quoi s'agit-il ?
A.B. - Le «maker's movement» est une réaction à la dématérialisation des choses. Il répond aussi à un désir de fabriquer, de créer ce que l'on utilise plutôt que d'acheter ce que d'autres ont fait. Ce mouvement s'incarne dans plusieurs domaines : la cuisine, les médias, la technologie, le secteur manufacturier, etc. Il possède ses publications et ses expositions. En ce moment, on compte plus de 1 000 «maker's fairs» dans le monde. Le Maker's magazine a parlé de moi il y a 10 ans, dans sa première édition. À cette époque, littleBits n'existait même pas. J'en étais à explorer la technologie comme outil pour stimuler la créativité et la compréhension du monde.
D.B. - Quel impact littleBits a-t-il sur le monde des affaires ?
A.B. - J'en vois plusieurs. D'abord, notre produit stimule la créativité et l'innovation pour tous. Si on est plus créatif dans la vie, on sera plus créatif au travail. Ensuite, littleBits réduit les barrières à l'innovation en permettant de fabriquer des prototypes à peu de frais. Pour les PME, cela peut devient un avantage. Enfin, littleBits contribue aux connaissances générales de ses utilisateurs. On n'apprend pas les mathématiques pour devenir comptable, mais bien pour les employer au quotidien et dans notre travail. Aujourd'hui, on devrait appliquer le même raisonnement à la technologie. Des connaissances de base devraient faire partie du coffre à outils des employés. littleBits contribue à ce savoir de base.
D.B. - Après trois ans, littleBits est vendu dans 70 pays. Quel est votre prochain défi ?
A.B. - Gérer la croissance. Je suis constamment en recrutement ! De nombreux pays réclament nos produits. Il faut massifier nos opérations pour répondre à la demande. Mais je dois aussi me consacrer à la recherche de financement. Il faut financer la croissance. Comme entrepreneur, on est souvent tenté d'accepter le premier investisseur qui veut de nous. Il faut résister à cette tentation. L'investisseur est un partenaire, il faut prendre le temps de le choisir. Cela me pose un défi car, en ce moment, je fais face à un enjeu de gestion de temps et de priorités. Je dois aller vite tout en prenant mon temps. Et puis, des concurrents commencent à émerger. Il fallait s'y attendre. Mon entreprise a trois ans, j'ai donc un peu d'avance sur la concurrence. Je dois faire évoluer nos produits, élargir leurs usages, la clientèle cible et le réseau de distribution. Ainsi, depuis novembre 2014, littleBits est vendu dans 2 000 succursales Radio Shack.