Le géant américain Target mettra sur pied un incubateur de start-ups à Bengaluru (anciennement Bangalore) d'ici la fin de l'année. Ce n'est pas un hasard. Bengaluru, la capitale mondiale de la sous-traitance informatique, est en train de se transformer en capitale de l'innovation technologique. En Inde, les nouveaux diplômés en ingénierie n'aspirent plus à un emploi stable dans les services. Ils veulent désormais créer des produits, et le capital de risque y coule à flots pour les y aider. Il faut dire que l'occasion est immense. Chaque mois, près de cinq millions d'Indiens se branchent à Internet.
Lors de notre passage à Bengaluru l'automne dernier, une cinquantaine de jeunes entrepreneurs s'entassaient dans les locaux du Microsoft Accelerator pour assister à une séance d'information. Ravi Narayan, pdg en résidence de Microsoft Ventures, leur expliquait alors en quoi consistait le programme d'incubation de quatre mois. C'était un laïus bien rodé, puisqu'il l'avait récité la veille à Chennai et qu'il le répéterait le lendemain à Mumbai.
Après sa présentation, une file s'est instantanément créée devant Ravi Narayan. Presque tous les entrepreneurs présents allaient lui parler à tour de rôle durant les deux prochaines heures, sans jamais oublier de lui remettre leur carte professionnelle. «Je pense qu'on aura des candidatures de très bonne qualité cette année, ce qui nous permet de monter la barre en ce qui a trait aux entreprises qu'on choisira», a confié Ravi Narayan, à la fin de la soirée.
Ayant ouvert ses portes en 2012, le Microsoft Accelerator fait partie de la trentaine d'incubateurs et de fonds d'amorçage établis en Inde depuis peu. La tendance ne semble pas prête de ralentir, puisque 2013 a été une année faste en la matière.
Kyron, un incubateur inspiré du modèle américain du Y Combinator, a accueilli sa première cohorte de start-ups à Bengaluru durant l'été 2013. Son cofondateur Sundi Natarajan, un Indien ayant fait carrière dans la Silicon Valley, souhaite incuber pas moins de 525 entreprises en démarrage d'ici cinq ans.
L'objectif de Sundi Natarajan est ambitieux, mais il paraît timide par rapport à celui du programme 10 000 start-ups de NASSCOM (l'association des entreprises indiennes du secteur des TI). Lancé en 2013, le programme vise à appuyer pas moins de 10 000 firmes en 10 ans, notamment en offrant du mentorat et en mettant sur pied des espaces de travail partagé à faible coût.
La crème des ingénieurs
Pour un nombre grandissant de diplômés des 16 instituts de l'Indian Institute of Technology, travailler pour l'un des géants des services en TI établis en Inde, tel Infosys, est de moins en moins intéressant. Pour cette crème des ingénieurs, toutes les portes sont ouvertes, dont celles des nombreux incubateurs et fonds de capital de risque, parmi lesquels on trouve de gros noms américains tels Accel Partners et Sequoia Capital.
Sachin Gupta appartient à cette nouvelle génération d'ingénieurs indiens. En 2012, après avoir obtenu son diplôme de l'IIT de Roorkee, il a traversé le pays pour travailler à Bengaluru, où un emploi chez Google Inde l'attendait. Six mois plus tard, il quittait Google pour cofonder HackerEarth, qui propose une application de recrutement en ligne destinée aux entreprises technologiques. «J'ai toujours su que je voulais fonder une start-up», explique Sachin Gupta, qui travaille à partir d'Alpha Lab, un espace de coworking de Bengaluru.
Sachin Gupta dit viser le marché mondial à partir de Bengaluru. «On a prévu d'ouvrir un bureau dans la Silicon Valley, mais seulement pour mettre en marché notre produit», explique le jeune entrepreneur. Si l'ambition de conquérir le monde à partir de Bengaluru semble réalisable pour Sachin Gupta, c'est qu'il y a déjà un précédent. InMobi, une société de Bengaluru qui exploite le plus important réseau de publicité mobile indépendant du monde, a prouvé que c'était possible.
«Au début, on aurait pu miser sur le marché américain, qui nous était familier, et dépenser une fortune, relate Amit Gupta, cofondateur et vice-président des opérations d'InMobi. À la place, on a décidé d'aller sur les marchés moins coûteux et d'investir notre capital en technologie.» Alors que son principal concurrent, l'américaine AdMob, misait sur l'iPhone dans l'Ouest, InMobi pariait sur la plateforme Android dans l'Est. Pays par pays, InMobi s'est frayé un chemin vers les États-Unis, qui est aujourd'hui l'un des 165 pays où la firme est présente. Sa valorisation, qui dépasse aujourd'hui le milliard de dollars, éclipse les 750 millions déboursés par Google pour acquérir AdMob en 2009.
Vers la Bourse
InMobi joue dans la cour des grands, tant au propre qu'au figuré. En effet, la société s'est établie en périphérie de Bengaluru, dans une zone où on retrouve surtout des multinationales. À un jet de pierre d'InMobi se trouvent les multinationales Oracle, Cisco et LG. Dans le quartier voisin de Whitefield, les géants des services en TI comme Tata Consultancy Services et Wipro sont la preuve que l'Inde peut produire des multinationales à l'ère de l'économie du savoir.
«La première vague d'entreprises technos était basée sur les services, mais en ce moment, un nombre grandissant d'entrepreneurs développent leurs propres produits et leurs propres modèles d'entreprise», explique Amit Gupta, d'InMobi. La start-up qu'il a cofondée incarne justement ce changement.
Véritable fleuron de l'écosystème indien de jeunes entreprises technos, InMobi est perçue comme la prochaine Google.
«Chacun de nos employés veut être capable de regarder en arrière et de pouvoir dire qu'il était, par exemple, le 50e employé de l'entreprise», souligne Amit Gupta, qui considère que le succès de l'entreprise est une source de fierté pour ses employés. De plus, son succès pourrait aussi faire des millionnaires parmi ses employés.
L'éventuel appel public à l'épargne de l'entreprise pourrait avoir lieu en 2015 ou en 2016, selon Amit Gupta. Ashish Sinha, pdg du site indien de nouvelles technos NextBigWhat, croit que l'introduction en Bourse d'InMobi pourrait avoir un effet de catalyseur pour les start-ups indiennes. De nouveaux millionnaires seraient créés, et certains d'entre eux ne manqueraient pas de réinvestir dans d'autres sociétés indiennes. «Pour l'écosystème, c'est important que les employés fassent de l'argent lors d'une sortie», explique-t-il.
Ancien gestionnaire de produits chez Yahoo à Bengaluru, Ashish Sinha a été un témoin privilégié de l'ascension des start-ups indiennes. Pour lui, tout a commencé par un blogue personnel, dans lequel il écrivait à temps perdu sur les start-ups de la région. En 2009, alors que son trafic augmentait en flèche, il a démissionné pour transformer son blogue en site de nouvelles inspiré de TechCrunch. «Yahoo était très lente à l'époque, et je voulais aller plus vite, explique Ashish Sinha. De plus, les start-ups commençaient à devenir un sujet grand public en Inde.»
Ashish Sinha, dont le site génère aujourd'hui plus d'un million de visites uniques par mois, n'était pas le seul à vouloir aller plus vite. Lorsque nous avons visité ses bureaux, ses journalistes étaient si occupées qu'ils n'ont même pas levé les yeux. Sur la vitre du bureau où se déroulent les réunions de rédaction, le chiffre 17 était écrit au feutre rouge. C'était le nombre de start-ups que NextBigWhat avait traitées durant la semaine précédente. «Une fois qu'on a travaillé pour une entreprise comme Microsoft, Yahoo ou Google, on est immergé dans la culture globale des start-ups et c'est plus facile de faire le saut», avance Ashish Sinha, pour expliquer la multiplication des firmes indiennes.
Si la culture des start-ups a pris racine à Bengaluru, les millionnaires ayant fait fortune avec leur start-up n'y sont pas nombreux... pour l'instant. Amit Gupta, d'InMobi, qui investit dans d'autres start-ups indiennes, fait partie des rares anges financiers indiens. Toutefois, il ne perd pas des yeux son principal objectif, susceptible d'avoir un impact beaucoup plus profond sur l'écosystème émergent de Bengaluru. «Nous sommes une compagnie de 1 000 employés, mais rien ne nous empêche de devenir une compagnie de 10 000 employés d'ici trois à cinq ans. Nos aspirations sont immenses, nous croyons que la croissance de l'Internet mobile n'en est qu'à ses débuts, que nous sommes assez bien pourvus en capital et en technologie pour nous emparer du marché.»
Avant même d'avoir trouvé leur premier client, Rajiv Srivatsa (photo) et son associé avaient obtenu un million de dollars auprès de Kalaari Capital afin de lancer Urban Ladder, un détaillant de meubles en ligne.