Durabilité, qualité et produit local. Ces valeurs sont chères au cœur des entrepreneurs d’un mouvement récent, baptisé «entrepreneuriat hipster». Mais bien au-delà du cliché de la barbe longue, des Ray Ban et des vêtements de grand-père, ces entrepreneurs nouveau genre ont quelques leçons à donner.
Au SAJE accompagnateur d’entrepreneurs, la vague de l’entrepreneuriat hipster déferle bel et bien depuis deux ans. «C’est une nouvelle philosophie, une nouvelle approche. Le consommateur est prêt à payer plus cher pour des produits québécois et pour la culture locale, et les entreprises se sont positionnées là-dessus», explique la conseillère Laetitia Legrain, qui œuvre depuis six ans au SAJE.
Ces jeunes entrepreneurs qui répondent à cette nouvelle demande ont entre 25 et 35 ans, une génération particulièrement attirée par l’entrepreneuriat. Selon la Fondation de l’entrepreneurship, 25% des Québécois de 18 à 34 ans veulent se lancer en affaires, le double de la population en général. Leurs domaines de prédilection? L’alimentation et le design, mais ils sont beaucoup moins tournés vers les technologies et les services. Les maisons de café spécialisées et les nouvelles boutiques de bijoux et de vêtements faits main, elles, poussent comme des champignons dans la métropole québécoise.
Mais attention, n’allez pas demander au fondateur d’une entreprise d’apiculture urbaine ou de pots de cornichons marinés maison s’il est un «entrepreneur hipster»! À force de rire de leur bière Pabst Blue Ribbon et de leur penchant pour tout ce qui n’est pas «mainstream», les hipsters sont devenus caricaturaux et indéfinissables. «Le hipster est une représentation culturelle, un stéréotype, un récit évolutif modelé par le discours public. Ce n’est pas une étiquette que les individus vont s’accoler volontairement», explique Zeynep Arsel, professeure de marketing à l’université Concordia et qui a étudié le mythe du hipster dans sa thèse de doctorat. Le terme est tendance et s’est rapidement greffé à ces jeunes créatifs, malgré sa connotation péjorative pour plusieurs.
«On pourrait l’appeler entrepreneuriat Do it yourself», suggère à la place Marilis Cardinal, fondatrice de la boîte de relations publiques Cardinal PR. «Il y a cette idée que les hipsters sont fainéants et snobs, qu’ils prennent l’argent de leurs parents et font de l’art, mais les entrepreneurs que je connais travaillent très fort. C’est un peu comme le rêve américain: faire quelque chose qu’on aime», ajoute celle qui représente des artistes de la scène musicale indie de Montréal.
Bonheur local
Bonheur local
Pour cette jeune génération, le bonheur au travail est extrêmement important. «La flexibilité et l’autonomie qui viennent avec l’entrepreneuriat de petite échelle est idéale pour les enfants du millénaire. Ils détestent l’idée d’accepter des conditions de travail rigides ou conserver un emploi qu’ils n’aiment pas», écrit la rédactrice Elizabeth Nolan Brown, dans son article Rise of the Hipster Capitalist.
Sebastian Cowan applique la même logique à son entreprise, Arbutus Records. Cette maison de disques regroupe ses amis artistes, notamment Braids, qu’il a rencontrés sur la scène musicale indie du Mile-End et qu’il a voulu faire connaitre, en pleine récession économique. «Je crois qu’on fait un meilleur travail lorsqu’on y croit. Puisque je travaille avec mes amis, je suis très motivé et je vais travailler beaucoup plus fort. Je ne crois pas que j’en serais capable si je m’en foutais», dit-il depuis la Grande-Bretagne, où il accompagne l’un de ses groupes. Pour plusieurs entrepreneurs comme lui, il est impensable de retourner à un emploi 9 à 5 en industrie.
«La petite entreprise est la forme sociale idéale pour notre époque», écrit William Deresiewicz, auteur et ancien professeur d’anglais à l’université Yale, qui s’est penché sur les hipsters et leur penchant entrepreneurial. «Notre héros culturel n’est pas un artiste ou un réformateur, pas un saint ou un scientifique, mais un entrepreneur. (Pensez à Steve Jobs, notre nouveau dieu.) Autonomie, aventure, imagination : l’entrepreneuriat comprend tout ça et encore plus pour nous. La forme caractéristique d’art pour notre époque pourrait bien être le plan d’affaires.»
Des valeurs cruciales
Ce plan d’affaires, il est toutefois rédigé en fonction de plusieurs critères non négociables par leur créateur. Que ce soit la durabilité, le respect des partenaires ou l’aspect local, même unique des produits, ces nouveaux entrepreneurs sont très consciencieux et ont leurs valeurs tatouées sur le cœur. «Jamais je n’irais faire fabriquer mes produits en Chine juste pour avoir plus d’argent», affirme d’emblée Isabelle Deslauriers, derrière l’entreprise de vêtements pour enfants Alice et Simone. Loin du cliché du hipster mal fringué, la jeune maman du Plateau Mont-Royal se préoccupe énormément de l’impact humain de ses produits. Designer en industrie pendant une quinzaine d’années, son malaise s’est drastiquement accentué après avoir visité des usines de textiles en Chine et en Inde pour son travail. Pour elle, il était hors de question de rentabiliser sa compagnie sur le dos de ces travailleurs, exploités à son avis.
Pour Marilis Cardinal, aider ses amis musiciens à se faire connaitre à leur juste valeur était au centre de son plan d’affaires, lorsqu’elle a quitté Arbutus Records pour fonder Cardinal PR. «C’est vraiment une question de passion. Je choisis mes artistes délicatement et je les adore. C’est difficile de promouvoir un artiste en qui on ne croit pas», observe-t-elle, un sentiment partagé par son ancien collègue Sebastian Cowan.
Sortez vos carnets de notes
Sortez vos carnets de notes
La capacité de ces entrepreneurs à se mettre dans les souliers des consommateurs est leur premier atout. Ceux-ci commencent souvent l’aventure en fabriquant un produit qui leur plaît personnellement et qui rejoint finalement une clientèle semblable à eux. Ils s’assurent d’une haute qualité et créent un produit à leur image, gage d’authenticité.
Leur produit est hyperspécialisé et fait sur mesure pour une clientèle qui rechigne moins à sortir le portefeuille pour une meilleure qualité. Par exemple, Isabelle Deslauriers a choisi des tissus extrêmement résistants au lavage pour les vêtements pour enfants d’Alice et Simone. Les Fermes Lufa, urbaines et écoresponsables, font également un malheur chez les Montréalais avides de légumes frais et soucieux de l’environnement.
Trouver des partenaires inspirants et fiables est essentiel pour tout entrepreneur, mais les fournisseurs et collaborateurs doivent respecter les valeurs établies. S’ils y croient réellement, leur loyauté et leur goût de voir l’entreprise réussir les pousse à se dépasser. Sebastian Cowan et ses collaborateurs s’investissent corps et âme dans Arbutus Records pour que ses artistes puissent vivre de leur musique et éventuellement élever une famille avec des revenus raisonnables.
L’atout local
Malgré les difficultés financières de la production à la main et de petite échelle, rien n’égale le respect inspiré par le sceau «fait au Québec», de plus en plus valorisé. La confiture de fraises cultivées dans la ville voisine aura l’air beaucoup plus attrayante et fraîche que le produit fabriqué en série à des milliers de kilomètres d’ici, même moins cher. Cet avantage concurrentiel est difficile à imiter, mieux vaut donc en tirer parti le plus possible. À l’image de la bière aux allures artisanales créée par une multinationale, bien des grandes entreprises s’y essaient, avec un succès mitigé. «Les consommateurs ne sont pas dupes. Ils reconnaissent tout le cœur et l’engagement des entrepreneurs locaux. Et ça, c’est payant pour eux», confirme Laetitia Legrain.
Ancrer son histoire localement est primordial. Nombre d’entreprises ont une section «Notre mission» ou «Notre histoire» sur leur site web, sur laquelle elles tablent pour être reconnues et respectées des consommateurs. Elles décrivent leurs valeurs, leur vision et mettent de l’avant leurs employés. «La clé, c’est d’être honnête», confirme Isabelle Deslauriers, qui emploie des couturières indépendantes. La conviction d’encourager une initiative positive pour sa communauté est un des ingrédients à cultiver et à mousser pour maximiser son impact.
Plus qu’une tendance passagère, l’entrepreneuriat hipster, ou Do it yourself pour d’autres, prend racine. Affaire de passion et de respect, il table sur l’unicité et réussit à concurrencer les gros joueurs. Ses porte-étendards ont beau rejeter l’étiquette «hipster» en grande partie, s’ils peuvent modifier leur marché grâce à leurs valeurs, ils seront heureux (pour une fois!) de voir leurs produits et surtout leur philosophie devenir «mainstream».