Fin janvier, dans son restaurant du centre-ville de Montréal, le Grand Chef Relais & Château, Jérôme Ferrer, dévoilait son premier plat prêt-à-manger, le bien nommé Fricassée de volaille du Québec et mousseline de pommes de terre au Migneron de Charlevoix.
Présentée dans une cocotte en plastique réutilisable, la première création du Centre de développement agroalimentaire tradition et qualité, fondé l'année dernière dans Grinffintown par le chef Ferrer, est la dernière nouveauté d'ici à faire son entrée, en exclusivité, sur les tablettes des marchés IGA du Québec.
Pour Sobeys, l'exploitant de la marque IGA, ce lancement à la barbe de ses principaux concurrents, Metro (Metro, Super C, Cinq Saisons) et Loblaw (Provigo, Maxi, Loblaws), est le résultat d'une stratégie de différenciation réfléchie, rodée et mise en oeuvre de longue date.
«Cette façon de faire, notre volonté de placer sur nos tablettes des produits transformés d'ici fait partie de ce que nous sommes. C'est propre à nous, cela fait partie de notre ADN», résume en entrevue avec Les Affaires Yvan Ouellet, vice-président, achats et mise en marché, produits périssables de Sobeys Québec.
M. Ouellet dirige une équipe d'une quinzaine de professionnels, dans le Nord-Est de Montréal, dont l'un des principaux mandats consiste à garnir les tablettes des magasins du détaillant d'un maximum de produits locaux. Des fruits et légumes bien sûr (salades, tomates, bleuets, etc.), mais également et de plus en plus, des produits transformés, tels les nouveaux plats hauts de gamme du chef Ferrer.
Entente d'exclusivité
C'est à cette équipe que revient, en outre, la mise en marché du smoked meat du restaurant Schwartz's, la sacro-sainte institution de la rue Saint-Laurent à Montréal. Un succès commercial apparemment «sans précédent», dont Sobeys refuse toutefois de dévoiler les résultats des ventes.
En échange de la distribution sur les tablettes réfrigérées de l'ensemble du réseau d'épiceries, de conseils de mise en marché et de publicités tant en épicerie que dans ses circulaires, le transformateur alimentaire consent généralement une exclusivité de distribution à Sobeys. «On cherche constamment des ententes dont chacun sort gagnant, explique M. Ouellet. L'idée est que chacun y trouve son compte.» Ces ententes demeurent confidentielles, mais elles varient selon les produits, de quelques mois à plusieurs années.
Précisons qu'avant de s'entendre avec les copropriétaires de Schwartz's et avec Jérôme Ferrer, IGA/Sobeys a signé de nombreuses autres ententes du même type.
C'est ainsi que sont apparus sur ses tablettes les plats et conserves des Rôtisseries Saint-Hubert, les biscuits Felix & Norton, les mayonnaises des restaurants Frites Alors !, les plats des comptoirs Thaï Express du Groupe MTY, les côtes levées de la chaîne Bâton Rouge et de nombreux fromages d'ici, dont ceux de la Famille Migneron (Charlevoix), de la Fromagerie Champêtre (Lanaudière) et de la Fromagerie le P'tit train du Nord (Laurentides).
Avoir davantage de diversité
«Je dirais que Sobeys est sans doute l'entreprise au Québec qui a le mieux compris l'importance des producteurs et transformateurs locaux, et qui sait le mieux travailler avec eux», affirme Jordan LeBel, spécialiste de ces questions à l'École de gestion John-Molson de l'Université Concordia, à Montréal.
Selon lui, le marché de l'alimentation au Québec, essentiellement dominé par trois distributeurs, souffre d'un manque important de diversité dans l'offre aux consommateurs. «Ils sont tous au centre, avec des positionnements excessivement semblables», déplore-t-il, envieux de la diversité offerte par certaines épiceries dans plusieurs grandes villes américaines.
«Une fois qu'on a offert une formation à ses employés pour améliorer le service à la clientèle, et qu'on a rafraîchi la décoration, les étagères et la présentation de la section des fruits et légumes, il n'existe pas 56 000 autres façons de parvenir à se différencier», poursuit M. LeBel.
Sobeys travaille non seulement sur l'expérience du consommateur, mais également sur son offre, qu'elle cherche à rendre la plus exclusive possible. Il s'agit, confirme Yvan Ouellet, d'attirer toujours davantage de consommateurs et de parvenir, ce faisant, à les fidéliser le plus longtemps possible.
Et actuellement, le créneau des prêts-à-manger est particulièrement porteur, souligne Jordan LeBel. En 1955, les plats préparés qu'on achetait en magasin pour les manger à la maison représentaient le quart de la valeur du panier d'épicerie au Canada. Aujourd'hui, cette catégorie dite du «food away from home» représenterait 41 % de la facture d'épicerie moyenne au Canada, par rapport à 48 % aux États-Unis, indique l'expert de l'École de gestion John-Molson.
Peu de concurrence
À l'instar de Sobeys, d'autres épiciers tentent aussi de développer cette activité. Mais force est de constater qu'ils demeurent encore presque absents de ce créneau.
Metro, par exemple, dispose d'une entente d'exclusivité avec les produits surgelés de la marque La Cage aux sports, une entente renouvelée annuellement depuis... 1994. Mais l'épicier peine à nous donner d'autres exemples. «Tout ce que nous faisons vise à nous distinguer et à fidéliser notre clientèle, dit Geneviève Grégoire, porte-parole de Metro. Même si elles ne sont pas nombreuses, des ententes similaires à celle que nous avons avec La Cage aux Sports, nous en voudrions autant que possible.»
Même constat chez Loblaw. Le géant canadien se contente pour l'heure de produire une télé-réalité, en anglais seulement, Recipe to Riches, au cours de laquelle les concurrents venus de partout au Canada proposent des recettes susceptibles de devenir le prochain mets vedette, commercialisé sous la marque maison, Le Choix du président.
À l'évidence, l'objectif de différenciation passe par d'autres stratégies chez la concurrence.
Qu'à cela ne tienne, Sobeys maintient le cap, décidée à conserver son avance. L'investissement est important, mais en vaudrait quand même la peine selon M. Ouellet. Ce dernier promet d'ailleurs l'annonce d'autres ententes au cours des prochains mois.
Cela même si, une fois le transformateur libéré de son entente d'exclusivité, Sobeys court toujours le risque qu'il veuille distribuer ses produits chez des concurrents. Ce fut notamment le cas des produits des Rôtisseries Saint-Hubert, qu'on retrouve aujourd'hui sur les tablettes de tous les concurrents d'IGA.
«C'est là un risque, reconnaît le vice-président de Sobeys. Mais on ne veut empêcher personne de grandir, bien au contraire.»