Wang Shuo est journaliste depuis 20 ans. Il appartenait à l'équipe de Caijing, qui a démissionné avec fracas en novembre 2009 pour protester contre le manque de soutien financier et éditorial des propriétaires. Cette équipe, comprenant madame Hu Shuli, la superstar du journalisme chinois, a fondé l'agence de presse Caixin, dont Wang Shuo est le rédacteur en chef. J'ai rencontré Wang Shuo au Forum des Nouveaux Champions, à Tianjin, en Chine.
Diane Bérard - Qu'est-ce que Caixin ?
Wang SHUO - C'est une agence de presse qui comprend trois magazines, un site Internet et plusieurs plateformes mobiles. Caixin emploie 400 personnes, dont 200 journalistes. Je suis le rédacteur en chef.
D.B. - Comment se porte l'économie chinoise ?
W.S. - Elle ralentit, mais ce n'est pas nécessairement un problème aux yeux du gouvernement. Ou plutôt ce n'est plus un problème. Il y avait un mythe selon lequel la Chine devait absolument croître de 8 %, sinon il s'ensuivrait un chômage impossible à gérer. L'actuel premier ministre, Li Keqiang, a démenti ce mythe. Il a affirmé que la Chine peut soutenir une croissance sous la barre des 8 %. Et il en sera ainsi tant que l'emploi ne posera pas de problème. C'est le cas. Pour ce présent ralentissement, les pertes d'emplois ne sont pas significatives.
D.B. - Le ralentissement de l'économie chinoise ne s'accompagne pas d'une hausse importante du chômage, pourquoi ?
W.S. - Le temps où la Chine était un réservoir inépuisable de main-d'oeuvre est révolu. Et nous n'y reviendrons pas. Dans les villes, on constate un fossé entre l'offre et la demande de cols bleus. Et ce déséquilibre favorise les travailleurs. La pénurie de travailleurs permet au gouvernement de mieux tolérer les périodes de ralentissement économique.
D.B. - Les banques chinoises, par contre, souffrent du ralentissement de l'économie.
W.S. - En effet, il y a beaucoup trop de dettes accumulées. Celles-ci résultent des investissements gouvernementaux massifs passés dans les infrastructures et l'immobilier. Ces dettes doivent être remboursées avant de se transformer en mauvaises créances. Ce qui est vraiment inquiétant, c'est que personne ne connaît l'importance de ces dettes.
D.B. - En Occident, on parle beaucoup des réformes économiques amorcées par le gouvernement de Li Keqiang. Est-ce la priorité du gouvernement chinois ?
W.S. - Il existe un consensus, en Chine comme à l'international : notre croissance durable passe par un ajustement de la relation entre l'État et le marché. Mais ne vous méprenez pas. Le souci principal du gouvernement, ce sont les mauvaises créances des banques et le risque qu'elles font peser sur le secteur financier. Pas les réformes économiques.
D.B. - L'Occident entend aussi beaucoup parler de la lutte contre la corruption. Cette lutte n'est-elle pas risquée ?
W.S. - Certains avancent que lutter contre la corruption peut nuire à la croissance économique. Je ne suis pas d'accord avec cet argument. Mais je peux vous l'expliquer. Les détracteurs affirment que la lutte anticorruption paralyse les fonctionnaires, ce qui ralentit l'économie. Je n'y crois pas. De toute façon, nous n'avons pas vraiment besoin des fonctionnaires pour faire avancer notre économie (rires). En fait, tant mieux s'ils sont paralysés par l'inaction... (rires)
D.B. - Jusqu'où le gouvernement de Li Keqiang est-il prêt à aller dans cette lutte contre la corruption ?
W.S. - Le gouvernement est très sérieux. Cette lutte sera plus longue et son action, plus large et plus profonde que ce que tout le monde anticipait au lancement de la campagne, il y a deux ans. S'il existait un record de lutte à la corruption en Chine, le présent gouvernement l'aurait battu depuis longtemps. Il a repoussé toutes les limites. Et ce n'est pas terminé.
D.B. - Y a-t-il eu des dommages collatéraux ?
W.S. - Oui. Le plus important a été la mise sous enquête de Zhou Yongkang, 71 ans, ex-chef de la sécurité du pays et membre du Politburo. Zhou Yongkang est l'un des politiciens les plus influents de la dernière décennie. Et, depuis la prise du pouvoir par le parti communiste en 1949, c'est le membre le plus sénior du parti à être impliqué dans un scandale.
D.B. - La lutte à la corruption serait plus stratégique que le développement économique aux yeux du gouvernement de Li Keqiang. Expliquez-nous pourquoi.
W.S. - Le parti communiste ne veut pas changer le système politique chinois. Il a été très clair à ce sujet. Or, pour maintenir ce système, il doit dompter la bureaucratie. Une structure efficace et «propre» est essentielle au maintien du système politique chinois.
D.B. - Qu'est-ce que la «liste négative» de la zone franche de Shanghai ?
W.S. - Le gouvernement a dressé une liste de tout ce qui n'est pas permis à l'intention des entreprises étrangères qui s'installeront dans cette zone. Ce qui ne se trouve pas sur cette liste est permis. Ce qui est décevant dans le cas de la zone franche, c'est que la liste négative est passablement longue. Han Zhen, secrétaire du Parti communiste à Shanghai, affirme qu'elle raccourcira. Pour l'instant, je lui accorde le bénéfice du doute.
D.B. - On dirait que la relation entre le gouvernement chinois et les multinationales étrangères n'est plus ce qu'elle était...
W.S. - En effet, on assiste à un changement de paradigme. Lors des années 1980, 1990 et la première moitié des années 2000, les multinationales ont profité d'un traitement spécial. Elles payaient moins de taxes que les entreprises nationales et elles recevaient plus de subventions de la part des gouvernements locaux. Tout cela parce qu'elles injectaient du capital dans l'économie. Aujourd'hui, c'est différent. L'économie chinoise génère suffisamment de capital pour investir à l'étranger. Elle n'a plus autant besoin d'investissements étrangers. Désormais, la Chine voit les multinationales comme des concurrentes plutôt que comme des investisseuses. Cela donne lieu à un rééquilibrage de la relation entre le gouvernement et les entreprises étrangères. Et je ne crois pas que le nouvel équilibre sera atteint rapidement. Pour l'instant, les multinationales ont beaucoup moins d'influence sur le gouvernement chinois qu'elles en ont déjà eue.
D.B. - On entend de plus en plus parler des aspirations internationales des grandes sociétés chinoises...
W.S. - Il m'a fallu du temps pour comprendre cette aspiration. La Chine est un marché immense, pourquoi vouloir vendre ailleurs ? Aujourd'hui, je comprends mieux cette stratégie. Toute société d'envergure doit diversifier l'allocation de ses ressources. C'est une question d'occasions d'affaires et de gestion du risque. Les entrepreneurs chinois veulent diversifier leurs investissements aussi bien que leurs actifs personnels. N'oublions pas qu'en Chine, la règle de droit n'est toujours pas aussi répandue qu'en Occident.
D.B. - Comment se vit le métier de journaliste en Chine ? Est-ce aussi difficile qu'on l'imagine ?
W.S. - Les journalistes ont la vie difficile partout dans le monde. Le journalisme professionnel est mis à mal partout dans le monde. La baisse de publicité, la gratuité, la concurrence des blogueurs, etc. En Chine s'ajoute un niveau de difficulté : nous menons notre travail dans un environnement réglementaire bien particulier. Mais nous connaissons le système et nous savons comment pousser l'enveloppe le plus loin possible. Nous savons comment jouer ce jeu.