Elmar Mock est un «inventeur» en série. Depuis qu'il a cocréé la montre Swatch, dans les années 1970, cet ingénieur suisse invente comme d'autres s'entraînent ou gèrent. C'est une discipline quotidienne qu'il met au service de ses clients qui lui impartissent leur processus d'innovation comme on impartit ses services informatiques. Je l'ai rencontré alors qu'il était de passage à Montréal.
DIANE BÉRARD - Qu'est-ce qui nuit le plus à l'innovation ?
Elmar Mock - D'abord, nous-mêmes. Ensuite, les dogmes. L'innovation est un strip-tease intellectuel. Elle ne fonctionne que si l'on accepte de se mettre à nu. Or, nous avons très peur que nos idées ne soient pas acceptées, qu'on nous juge. Les dogmes viennent en rajouter. Au nom du dogme écologique, par exemple, on s'interdit de remettre en question certaines idées. Comme ceux qui estiment qu'on ne doit pas travailler sur les organismes génétiquement modifiés, que ce n'est pas éthique. Et si au nom d'un dogme on se privait d'explorer une solution qui pourrait nourrir la planète ?
D.B. - Comment en êtes-vous arrivé à créer la Swatch ?
E.M. - À la fin des années 1970, on donnait l'horlogerie suisse pour morte. J'étais un jeune ingénieur avec une formation en polymères. Comme un gosse qui réclame un nouveau jouet, je voulais une machine à injection pour mettre mon savoir en pratique. Alors qu'Eta congédiait des milliers d'employés pour survivre, j'ai eu le culot - ou l'insouciance - de remplir un bon de commande pour une machine d'un demi-million de francs. Le directeur général m'a fait venir dans son bureau et m'a traité de «malade mental», mais il a tout de même acheté ma machine ! Car, sans le savoir, j'enfonçais une porte ouverte. Mon directeur général, Ernest Tohmke, jonglait lui aussi avec un projet de montres bon marché. Ainsi est née la Swatch et le succès que l'on connaît.
D.B. - Vous avez eu un sérieux «post-partum» après la création de la Swatch...
E.M. - Lorsque Jacques Müller et moi avons imaginé la Swatch, notre employeur était en crise. Nous ne savions pas de quoi demain serait fait. La peur et l'insécurité constituent des moteurs incroyables pour un créatif et un anarchiste comme moi. Avec le succès, Swatch s'est mise à se structurer et à s'organiser. Il n'y avait plus d'urgence et plus de chaos, que de la planification. J'avais le sentiment de perdre ma liberté. Il fallait que je parte.
D.B. - Une entreprise peut-elle être innovatrice à répétition ?
E.M. - Pourquoi pas ? L'entreprise n'existe pas. Ce sont les hommes et les femmes qui la composent qui font d'elle ce qu'elle est. S'ils sont créatifs, elle le sera.
D.B. - Qui détient la responsabilité de l'innovation ?
E.M. - Des gens créatifs, il doit y en avoir à la direction générale, dans tous les services ainsi qu'au conseil. Le service de R-D ne peut pas tout accomplir seul. Par contre, le signal, le message, c'est la direction qui le lance. Et c'est une championne des messages contradictoires : «innovez, mais ne prenez pas de risque», «contrôlez le budget, mais innovez». Ce qui laisse les gestionnaires intermédiaires perplexes. Quel message est le bon ? Dans le doute, on s'abstient. Surtout que nous sommes prompts à calculer l'argent perdu en projets non réussis. Mais rares sont ceux qui calculent ce qu'ils ont perdu à ne pas innover.
D.B. - Vous affirmez que la crise de 2008 a mis en lumière le manque de créativité des entreprises. Comment ?
E.M. - Elles ont toutes réagi de manière synchronisée, en coupant les budgets alloués à l'innovation à long terme. Et ce, même si certaines vivaient des situations fort différentes. Partout, les mêmes plans de crise ont été déployés, parce que tous les managers ont suivi la même formation et lu les mêmes livres. C'est ça, le manque de créativité.
D.B. - Steve Jobs était-il l'ultime créatif et Apple, l'archétype de l'entreprise créative ?
E.M. - Le véritable talent de Steve Jobs tenait à sa capacité à faire des choix et à s'y tenir. Apple a démontré la force de l'innovation qui se concentre. Xerox a peut-être eu l'idée de laquelle a jailli Apple, mais elle n'a pas su conserver l'énergie et la ligne directrice pour l'exploiter. Être créatif, ce n'est pas tirer dans toutes les directions en espérant que quelque chose fonctionnera.
D.B. - Vous avez créé une firme de sous-traitance en créativité, Creaholic. Qu'on sous-traite l'informatique, soit, mais n'est-ce pas étrange d'impartir sa créativité ?
E.M. - Quelle est la principale force des entreprises : l'innovation ou la rénovation ? Même Apple fait davantage de rénovation que d'innovation... Plus de 85 % de la R-D des entreprises se compose de rénovation. On la leur laisse, et on s'occupe plutôt d'innovation.
D.B. - Pourquoi vos clients impartissent-ils leur innovation ? Leurs employés ne sont-ils pas suffisamment créatifs ?
E.M. - Il est vrai que les créatifs qui font de l'innovation et ceux qui font de la rénovation présentent des caractéristiques communes. Tout comme les athlètes des équipes de hockey et de football. Mais vous viendrait-il à l'idée d'envoyer des joueurs de hockey défendre une coupe du monde de soccer ? Le hockey et le football ne suivent pas les mêmes règles. Chez Creaholic, nous avons un entraînement, des habitudes, une culture et une structure pour développer des innovations de rupture. Ce que les entreprises n'ont pas, parce qu'elles sont habituées à faire de l'innovation de rénovation.
D.B. - Vous arrive-t-il d'être en panne d'idées ?
E.M. - Bien sûr ! C'est pour cette raison que je ne suis jamais seul. Un créatif a besoin d'autres créatifs pour créer. Et, surtout, d'autres créatifs venus de disciplines différentes de la sienne.
D.B. - L'innovation peut-elle sauver les entreprises ?
E.M. - Tout dépend si on en parle ou si on la pratique ! L'innovation, c'est comme le sexe, il faut arrêter d'en parler et passer à l'action. Imaginez que vous êtes quatre personnes prisonnières dans une pièce minuscule. Il n'y a pas assez d'oxygène pour tous. Vous avez deux choix : chacun s'assoit dans un coin et respire le moins possible, ou bien vous rassemblez vos forces et tentez de percer le mur. Dans le premier cas, vous vivrez 24 heures de plus, mais vous allez finir par crever. Dans le second cas, vous vivrez moins longtemps à vous agiter, mais vous avez un mince espoir de vous en tirer. Innover, c'est prendre le risque de percer le mur. Ne pas innover équivaut à s'asseoir dans un coin et à espérer que l'oxygène revienne.
D.B. - Que déplorez-vous le plus du processus d'innovation des entreprises ?
E.M. - On n'écoute pas assez «l'information humaine». Celui qui s'occupe de veille est toujours informé trop tard. Si vous apprenez quelque chose en faisant de la veille, c'est que quelqu'un le fait déjà. Vous ne tirerez pas d'innovation de cela, simplement de la rénovation ou de l'adaptation. Il faut écouter «l'information humaine», les tendances, les mouvements de fond. Innover, c'est me demander quelle serait ma place demain si le monde changeait. C'est rendre possible demain ce qui semble impossible aujourd'hui.
«Innover, c'est me demander quelle serait ma place demain si le monde changeait. C'est rendre possible demain ce qui semble impossible aujourd'hui.»
LE CONTEXTE
Innover est devenu une panacée. Une entreprise a des problèmes ? Elle va s'en sortir en innovant. Est-ce réaliste ? Peut-on chaque fois décrocher le gros lot ? Elmar Mock, pdg de Creaholic, et l'un des inventeurs les plus prolifiques du monde, replace les attentes à un niveau plus réaliste.
SAVIEZ-VOUS QUE...
Elmar Mock a aussi cocréé la célèbre RockWatch de Tissot.