Si vos affaires vous mènent à Schefferville, voici deux hommes à connaître : Réal McKenzie, un chef autochtone en colère, et Gilles Porlier, un Gaspésien de 60 ans, propriétaire de presque tous les commerces. Ces deux leaders ont la ville tatouée sur le coeur, mais entretiennent peu d'espoir quant à sa renaissance.
Dans les années 1950, Schefferville était le point de mire du monde entier : une ville hypermoderne de 5 000 habitants, bâtie dans l'âpre climat du Grand Nord (600 kilomètres au nord de Sept-Îles) pour desservir le vaste complexe minier de l'Iron Ore of Canada (IOC), fournisseur des grandes aciéries américaines.
De jolis bungalows bordés de trottoirs et de rues asphaltées ornaient Schefferville, en plus de divers établissements : un hôpital, deux écoles, plusieurs commerces, un centre sportif doté d'une gigantesque piscine et une station de ski alpin. Sans parler des nombreux camps de chasse et pêche, véritables paradis pour les amateurs.
Mais pour les Montagnais (appelés aujourd'hui Innus) qui occupaient une partie du territoire, la réalité était tout autre.
«Quand j'étais enfant, on n'avait pas le droit de s'asseoir au cinéma. Pas le droit non plus d'avoir de maisons - l'IOC les réservait aux Blancs», raconte Réal McKenzie.
Grand solde de maisons
Quand l'industrie du fer s'est mise à dégringoler, voilà 30 ans, l'IOC a abandonné Schefferville.
Un jeune électricien loquace répondant au nom de Gilles Porlier a refusé de partir. Il a plutôt racheté à la minière une dizaine de maisons à 1 $ chacune, et il a fondé des commerces.
Entre-temps, Réal McKenzie, un peu plus jeune que Porlier et formé comme pilote d'avion, est devenu chef des Innus de Schefferville (Matimekosh - Lac John).
Lorsqu'il s'est retrouvé en face de Brian Mulroney - le patron de l'IOC qui a présidé à la fermeture de la mine et qui est ensuite devenu premier ministre du Canada -, il lui a demandé qu'on s'organise pour que les Innus héritent de certaines installations abandonnées par la minière, dont des maisons et le centre récréatif, plutôt que de les détruire. La communauté n'avait presque rien.
«Mulroney ne m'a jamais répondu. Personne n'a levé le petit doigt pour nous, ni à Ottawa ni à Québec», raconte Réal McKenzie, avec une amertume palpable.
Scheffer-Gilles
Aujourd'hui, alors que plusieurs projets miniers se développent dans sa cour, Gilles Porlier est le roi de Schefferville, surnommée «Scheffer-Gilles». Il se vante aux Affaires d'avoir loué une maison à 6 000 $ par mois à une minière.
En plus de nombreuses propriétés immobilières acquises au fil des ans, Gilles Porlier y possède le magasin général, un hôtel, le restaurant, le lave-auto, le service d'ambulance, celui des pompes funèbres, les agences de location d'équipements et de véhicules, le salon de coiffure...
Ville à l'abandon
Mais ses propriétés sont à l'abandon. Même la voiture qui lui sert de corbillard date des années 1970. Et la ville, sous tutelle du gouvernement du Québec, n'a pas d'infrastructure digne de ce nom.
Oubliez l'hôpital - il n'y a plus qu'un dispensaire. Oubliez les trottoirs, les rues asphaltées, le centre récréatif, la piscine. En guise de banque, vous trouverez à l'aéroport un guichet automatique enfermé dans une boîte grillagée, pour empêcher le vol.
Schefferville n'est pas morte : 200 Blancs y vivent aux côtés de 800 Innus. L'aéroport est très fréquenté par les sociétés d'exploration minière. Mais personne ne croit à sa renaissance.
«Je ne suis pas convaincu que tous les projets vont aboutir et que les investissements qu'il faudrait faire pour retaper la ville en vaillent la chandelle», fait remarquer M. Porlier.
En ce moment, il a du mal à recruter des employés. On lui reproche d'ailleurs de ne pas embaucher d'autochtones.
Mais son gros problème, confie-t-il, est qu'il n'a pas de successeur. Qui va racheter la ville ?
Gilles Porlier jure toutefois qu'il ne quittera Schefferville que les deux pieds devant. «Je préfère les primitifs aux décadents», telle est sa devise.
Une communauté sans moyens
Le chef McKenzie, de son côté, se plaint de ne pas avoir les moyens nécessaires pour développer sa communauté affligée par la pauvreté et la toxicomanie.
Refusant d'éteindre leurs droits ancestraux, les Innus n'ont pas signé la Convention de la Baie James. À Schefferville, ils vivent à 12 kilomètres d'une autre nation, celle-là signataire de la Convention : les quelque 1 000 Naskapis de Kawawachikamach qui, grâce à leurs indemnités, se sont bâti un joli hameau, où fleurissent de nouvelles infrastructures et une importante entreprise de 6 millions de dollars d'équipement lourd, prête à desservir les minières. Le contraste est frappant entre les deux communautés.
M. McKenzie vient toutefois de signer deux ententes minières qui devraient susciter un certain développement économique : l'une avec Labrador Iron Mines (qui vient de commencer à vendre son fer sur le marché ouvert) et l'autre avec New Millenium (qui prévoit ouvrir sa première mine de fer l'an prochain).
Grâce à ces ententes, au moins 70 Innus de Matimekosh - Lac John seront formés et éventuellement employés. De plus, seront bâtis un centre communautaire, un aréna, un centre de désintoxication et une piscine - comme celle qu'il y avait à la belle époque.
«Mais suis-je excité ? Non, signale Réal McKenzie. Mon leadership, ce n'est pas juste de créer des jobs, c'est d'avoir l'autonomie suffisante pour gouverner mon peuple. Et rien n'exclut, poursuit-il, que la communauté dresse encore des barricades, comme elle l'a fait l'an dernier, pour bloquer l'accès aux sites miniers. Il ne faut pas oublier l'histoire», dit-il.
À peine voilée, la menace demeure.