Propulsé par le Plan Nord et une dizaine de milliards de dollars d'investissements miniers, le Nord-du-Québec est appelé à se transformer. Le boom pourrait toutefois se transformer en un casse-tête. Notre journaliste Suzanne Dansereau a parcouru une partie de cette immense région durant l'été afin de mieux en cerner les acteurs, les enjeux et les occasions d'affaires. Voici le premier de ses reportages.
Cet été, pendant que des millions de Québécois prenaient leurs vacances annuelles, des décideurs à Sept-Îles, Port-Cartier, Fermont et Chibougamau faisaient des heures supplémentaires.
Depuis que le Plan Nord a été annoncé, en mai, les administrations de ces villes nordiques multiplient les consultations auprès des gens d'affaires de leurs communautés et des hauts fonctionnaires du gouvernement provincial afin de se préparer au boom minier qu'ils anticipent.
Car si on veut que les Québécois "habitent fièrement le Nord", selon l'expression du ministre responsable de la région, Serge Simard, il faut planifier : logements, infrastructures, services, commerces, et la main-d'oeuvre pour les livrer. Et agir vite pour ne pas rater le train qui passe.
"Quand il a annoncé le Plan Nord, le gouvernement ne connaissait pas les besoins des villes, affirme Michel Gignac, directeur de la Corporation de développement économique de Port-Cartier. Il pensait que nos infrastructures existantes seraient capables d'absorber des augmentations de population de l'ordre de 5 000 ou 10 000 personnes, mais ce n'est pas le cas."
Arcelor Mittal Mines prévoit ajouter dans cette ville de 7 000 habitants de 200 à 1 000 nouveaux employés au cours de la prochaine année, dans le cadre d'un investissement de 2,1 milliards de dollars visant à hausser sa production de fer.
Or, l'usine d'eau potable de Port-Cartier fonctionne déjà à pleine capacité. Si on doit accueillir des nouveaux ménages, il faudra refaire l'usine. Et c'est maintenant que la ville doit donner le mandat d'ingénierie.
Avant de franchir cette étape, Port-Cartier doit passer par la machine gouvernementale des approbations de toutes sortes, ce qui ajoute de nombreux mois à l'échéancier. Du temps qu'elle n'a pas !
Une bénédiction et un casse-tête
Imaginez une dizaine de scénarios comme celui-ci et vous comprendrez pourquoi le Plan Nord représente une bénédiction et un casse-tête pour les villes nordiques.
La solution ? "Une procédure fast-track qui mettrait nos dossiers sur le dessus de la pile dans les ministères concernés et nous ouvrirait la porte à des programmes gouvernementaux, même si on ne répond pas à toutes les normes", suggère Laurence Méthot, mairesse de Port-Cartier.
Autre enjeu, d'ordre financier : les assiettes fiscales de ces villes sont trop petites pour financer à elles seules de nouvelles infrastructures. Avant le présent boom minier, la plupart d'entre elles géraient la décroissance, pour ne pas dire la sclérose.
"Je ne peux pas doubler les taxes de mes citoyens parce que j'ai une minière qui prend de l'expansion", dit Mme Méthot.
"J'aimerais bien dire au gouvernement : donnez-moi une marge de crédit et remboursez-vous avec l'argent des redevances minières, ajoute-t-elle. Ce serait tellement plus simple !"
À lui seul, le triangle formé par Fermont, Port-Cartier et Sept-Îles a besoin d'une injection de 250 millions de dollars pour préparer ses infrastructures à accueillir le boom économique dans la région, calcule le maire de Sept-Îles, Serge Lévesque.
Loger à l'auberge de jeunesse
La pénurie de logements et de main-d'oeuvre pourrait freiner l'expansion du Nord.
À Sept-Îles, Port-Cartier et Fermont, la situation s'aggrave. Lors de notre passage, nous avons entendu les anecdotes suivantes : un ouvrier de la construction dort dans son pick-up pendant une semaine ; un homme d'affaires est envoyé au dortoir de l'auberge de jeunesse de Sept-Îles, parce que toutes les chambres d'hôtel sont louées le soir de son arrivée non planifiée ; le centre d'hébergement de Sept-Îles est pris d'assaut par des locataires incapables d'absorber les hausses de loyers ; et le nouveau greffier de Port-Cartier arrive de l'extérieur et doit partager un 11/2 avec sa femme et son enfant. Même la mairesse n'a pu lui trouver mieux !
Fermont, elle, fait face à un nouveau phénomène : ses retraités refusent de partir. Autrefois, ils déménageaient une fois leur vie active terminée, mais maintenant qu'il y a de l'avenir pour leurs enfants et leurs petits-enfants, ils veulent rester à Fermont et ont besoin de logements.
Trouver des promoteurs immobiliers n'a pas été un problème à Fermont et à Port-Cartier, grâce aux investissements prévus d'Arcelor Mittal.
Mais à Sept-Îles, l'absence de nouveaux projets industriels rend la tâche difficile, malgré les subventions variant entre 2 000 et 10 000 $ par logement construit que la ville a annoncées en janvier dernier.
Sept-Îles est doublement désavantagée : un de ses plus gros acteurs économiques, la minière IOC, paie ses impôts et redevances au Labrador, pas au Québec.
Ville de services, Sept-Îles est pourtant en première ligne quant au boom du fer au Nord, à la construction de la Romaine sur la Basse-Côte-Nord et à la formidable effervescence de son port. On prévoit une hausse de 40 % de sa population d'ici dix ans. Les choses pourraient changer si la phase 3 de l'aluminerie Alouette est annoncée, mais en attendant, les promoteurs immobiliers et les PME ne répondent pas à l'appel, déplore le commissaire industriel Christian Denis. "Chacun attend que l'autre bouge", dit-il.
Toutes ces villes veulent attirer des PME et des chaînes de commerce. Mais la main-d'oeuvre est très chère et difficile à trouver.
"Je ne trouve pas de mécanicien" se plaint la directrice du concessionnaire Pascal Automobile, Line Lévesque. Où sont-ils ? À la mine, où ils peuvent gagner deux fois plus...
Combat similaire dans le commerce de détail : "J'ai dû doubler mes salaires", indique Stéphanie Brouillette, gérante du magasin Aventure Côte-Nord de Port-Cartier.
Survivre aux mines
Les villes touchées par le Plan Nord en endossent complètement l'approche de "développement durable". Prospérer au-delà de la durée de vie des mines, diversifier les activités économiques, investir dans le développement des communautés : tel est leur souci. Et leur défi. "Nous ne voulons pas être une ville-dortoir", lance Lise Pelletier, mairesse de Fermont.
À la mine du Lac Bloom, près de Fermont, une forte majorité des employés de Cliffs Natural Resources font du fly-in, fly-out" : au lieu de résider à Fermont, ils vivent ailleurs et sont transportés par avion par leur employeur, où ils travaillent plusieurs semaines d'affilée avant de retourner chez eux.
À la nouvelle mine du Mont-Wright, d'Arcelor Mittal Mines Canada, le vice-président des ressources humaines, Alain Cauchon, promet qu'au moins le tiers des employés de la mine située à Fermont même seront des résidants de la ville.
Pas plus ?
"Il faut comprendre que le contexte est international, répond-il. Les sociétés minières ont le choix de s'installer où elles veulent, et elles vont là où leur taux de rendement est le plus élevé. En matière de main-d'oeuvre, elles recrutent les personnes les plus compétentes où elles se trouvent, et ne peuvent écarter les grands centres, ni les employés qui refusent de déménager leur famille."
De grands déséquilibres
Quoi qu'il en soit, l'accroissement soudain de la population et l'arrivée massive d'ouvriers de passage (sans leur famille) préoccupent le secteur de la santé et des services sociaux qui prévoit une augmentation de la demande, alors qu'il peine lui aussi à recruter du personnel.
"Je ne veux pas avoir les problèmes d'en bas", lance le directeur du CSSS de Fermont, Normand Ducharme, en parlant de la côte.
À Port-Cartier, Laurence Méthot mentionne avoir observé deux décès par manque d'ambulances.
"Un boom économique dans une région éloignée crée de grands déséquilibres, des écarts sociaux et économiques", indique Louis Dussault, professeur en administration à l'Université du Québec à Chicoutimi. "Il faut les prévoir le mieux possible et trouver les moyens de les minimiser." M. Dussault prépare une étude sur le sujet, en se servant, à titre comparatif, du boom de Fort McMurray, dans les sables bitumineux de l'Alberta.
Et l'éducation ? Le Cégep de Sept-Îles est plus occupé que jamais. Depuis trois ans, son volume d'activité a doublé, entre autres grâce aux contrats de formation avec les minières. Il est d'ailleurs en train de bâtir une résidence pour plus de 100 étudiants et un centre de transfert technologique. "À des coûts de construction 35 % plus élevés qu'il n'avait été prévu", précise son directeur général Donald Bhérer, illustrant un autre impact négatif du boom.
Et si le marché cassait ?
Il faut investir pour attirer des investissements, mais sans les investissements, on n'a pas les moyens d'investir. Pour attirer des entreprises, il faut de la main-d'oeuvre. Pour avoir de la main-d'oeuvre, il faut offrir des services et pour offrir des services, il faut attirer des entreprises. Et celles-ci doivent croire en la durabilité du boom.
Or, c'est plutôt la prudence qui est de mise. Les villes du Nord ont été échaudées dans le passé. Durant les années 1960, Sept-Îles a vécu le boom du fer, avec l'Iron Ore Company. On prévoyait que la population allait grimper de 20 000. Lorsque le prix du fer s'est effondré, dans les années 1980, des maisons ont été placardées.
On parle d'un "nouvel âge d'or du secteur minéral au Québec". Et le Plan Nord promet de faire du développement durable, cette fois. Mais la situation mondiale est incertaine. Le prix des métaux pourrait baisser. Et comme dit le maire Serge Lévesque : "Le Plan Nord, ne nous leurrons pas, ce sont avant tout des investissements privés. Si le privé se retire, tout s'effondre."