BLOGUE. Que vaut-il mieux, un leader d’exception qui n’en fait qu’à sa tête ou bien un leader qui ne prend de décision qu’après avoir consulté tous les membres de son équipe? Un tyran ou un démocrate? Ou encore, un leader qui agit tantôt en tyran, tantôt en démocrate? Le débat paraît a priori sans fin, car il y aura toujours de bons arguments pour appuyer toutes les réponses envisageables. Pas vrai? Eh bien non, ce n’est pas vrai. La bonne réponse, elle existe, et je l’ai!
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Oui, oui, oui, j’ai la réponse qui mettra fin au débat… Elle ne vient pas de moi, bien entendu, mais d’une étude fort intéressante à ce sujet, intitulée Power structures and adaptation : How to distribute power within a group. Celle-ci est signée par Murat Tarakci, étudiant en économétrie à l’Erasmus Research Institute of Management, et Patrick Groenen, professeur de statistique au même institut, qui est établi à Rotterdam (Pays-Bas). Elle montre que la forme de pouvoir idéale en entreprise existe bel et bien, mais que pour la voir adoptée un jour, il faudra assister au préalable à une petite révolution managériale…
Ainsi, les deux chercheurs ont noté qu’il y avait grosso modo deux camps qui s’affrontaient sur le plan théorique dès que l’on aborde le sujet du pouvoir. D’un côté, ceux qui ne jurent que par la démocratie, et qui par conséquent considèrent que le mieux est d’avoir un leader particulièrement à l’écoute des membres de son équipe (on peut songer à l’exemple de Google, entre autres). De l’autre, ceux qui considèrent que rien ne vaut un leader, un vrai, que les autres suivent aveuglément là où l’emmène sa vision de l’avenir (on peut notamment penser à Steve Jobs).
Quand on fouille bien dans tout ce qui est paru comme études universitaires sur le sujet, on en trouve tant pour appuyer un camp que l’autre. Par exemple, Anderson et Brown ont publié l’an dernier une étude montrant que les structures hiérarchisées étaient en général moins efficaces que celles plus égalitaires, tandis que Lammers et Galinsky ont mis au jour en 2009 le contraire, à savoir que les groupes très hiérarchisés étaient les plus performants. De quoi y perdre son latin…
MM. Tarakci et Groenen se sont alors dit qu’il fallait peut-être aborder le sujet autrement, et ont eu l’idée de comparer six structures de pouvoir différentes. Oui, ils ont sélectionné six formes de pouvoir différentes, plus ou moins hiérarchisées, et ont procédé à des simulations économétriques de celles-ci dans différentes situations. La question était dès lors de savoir si une structure de pouvoir se démarquait des autres, ou pas.
Quelles formes de pouvoir ont-ils choisi? Des formes relativement inédites, parce que celles que nous avons tous intuitivement en tête – autocratique, paternaliste, démocratique, collégial, etc. – ne correspondent plus vraiment à la réalité d’aujourd’hui. «Dans une organisation, il existe maintenant des réseaux de pouvoir formel et informels, qui surpassent les niveaux hiérarchiques traditionnels. Les relations entre le personnel et les dirigeants en sont transformées, à tel point que la répartition réelle du pouvoir ne correspond plus guère maintenant à celle que traduisait auparavant l’organigramme de l’entreprise», indiquent les deux chercheurs dans leur étude.
Ils ont donc considéré deux catégories de formes de pouvoir : l’exogène et l’endogène. Dans l’exogène, le pouvoir est généralement attribué à une personne sans tenir compte de sa performance et n’évolue pas dans le temps ; il y a trois formes envisagées, soit l’autocratie (un seul individu exerce les pleins pouvoirs), la bureaucratie (chacun est à sa place et y reste) et l’égalitarisme (chacun a autant de pouvoir que les autres). Dans l’endogène, le pouvoir est attribué à une personne en fonction de sa performance précédente et est appelé à être souvent redistribué ; les trois formes retenues sont ici la méritocratie (le meilleur a le pouvoir), la dyarchie (le pouvoir est partagé entre deux individus performants) et l’évolutionnisme (tout le monde est sans cesse classé en fonction de sa performance).
Puis, MM. Tarakci et Groenen ont procédé à plusieurs simulations économétriques pour jauger l’efficacité des ces six formes de pouvoir, c’est-à-dire qu’ils ont effectué de savants calculs pour évaluer leur pertinence dans différents cas de figure. Par exemple, ils ont regardé si le modèle mathématisé de l’autocratie donnait de meilleurs ou de moins bons résultats que celui de la dyarchie, en fonction du temps et en fonction du niveau de complexité – ou si vous préférez, d’incertitude face à l’avenir – dans lequel évolue l’équipe. Et ainsi de suite.
Résultats? Passionnants! Je vais tenter ici de vous les résumer le plus simplement possible…
> Exogène
En général, l’autocratie et l’égalitarisme sont plus efficaces que la bureaucratie. L’égalitarisme est même un meilleur modèle que l’autocratie, quand le niveau de complexité de l’environnement dans lequel évolue l’équipe est faible ou modéré ; toutefois, l’efficacité des deux est comparable dès lors que le niveau de complexité est élevé.
> Endogène
La dyarchie et la méritocratie sont plus efficaces que l’évolutionnisme, et ce, quel que soit le niveau de complexité. Cela étant, on peut noter qu’en terme de rapidité d’obtention des résultats, l’évolutionnisme est plus performant que les deux autres modèles.
Quant à savoir ce qui est mieux entre la dyarchie et la méritocratie, l’étude ne laisse place à aucun doute : la méritocratie l’emporte à plate couture. Mais là encore, on peut noter que l’obtention des résultats prend plus de temps avec le modèle méritocratique qu’avec le modèle dyarchique.
Maintenant, vous vous demandez sûrement qui l’emporte entre l’autocratie, l’égalitarisme et la méritocratie. Voici la réponse : la méritocratie, dans tous les cas de figure, surtout à mesure que le niveau de complexité s’accroît (note : quand le niveau de complexité est faible, l’égalitarisme arrive à égalité avec la méritocratie). Seul bémol dans cette victoire : ce modèle prend généralement plus de temps que les autres à porter fruit. Par ailleurs, on peut souligner que les deux modèles les moins efficaces, dans tous les cas de figure, sont la bureaucratie et l’évolutionnisme.
Les deux chercheurs ont, bien sûr, peaufiné un tant soit peu leurs résultats. Par exemple, ils ont regardé si la taille de l’équipe pouvait influencer les principaux enseignements de leur étude, et ont constaté que non : «Quelle que soit la taille du groupe, la méritocratie est toujours le modèle le plus efficace», indiquent-ils.
Et MM. Tarakci et Groenen de conseiller : «Ces résultats nous amènent à recommander aux organisations de se coller le plus possible au modèle méritocratique, car c’est sans aucun doute le plus performant. Si vraiment elles tiennent à confier le pouvoir à une seule personne, cela ne peut être pertinent que si celle-ci est véritablement une «star»», disent-ils.
Passionnant, n’est-ce pas? La forme de pouvoir la plus performante en entreprise est la méritocratie. Mais, qu’est-ce au juste que la méritocratie, me direz-vous? Eh bien, d’après les deux chercheurs, c’est une structure organisationnelle fondée sur le mérite individuel, où la disparité du pouvoir est élevée : l’individu le plus performant dans les périodes de temps précédentes a tous les leviers du pouvoir en mains et tous les autres, que peu de pouvoir.
Bref, c’est le meilleur qui décide de tout, du moins jusqu’au jour où il n’est plus le meilleur. Un peu comme… une meute de loups! À l’instant même où le leader n’en impose plus à ses rivaux, il dégringole d’un coup l’échelle hiérarchique, voire est banni à vie du groupe. Et on en revient à Hobbes…
Est-ce qui nous attend demain? La concurrence planétaire, qui comme vous le savez est de plus en plus forte, va-t-elle nous pousser à la performance au point de nous forcer à adopter le modèle méritocratique pour survivre? L’efficacité absolue, comme aujourd’hui l’argent, va-t-elle devenir la Déesse du XXIe siècle? Et par suite, cette déité va-t-elle nous contraindre à agir comme des loups, les uns envers les autres? Peut-être…
Mais peut-être pas aussi. En effet, il ne faut jamais oublier, à mon avis, que nous sommes avant tout des animaux sociaux très particuliers, qui n’existent encore sur cette planète que parce que nous avons appris à vivre avec intelligence. Oui, nous savons fort bien – même si des guerres éclatent toujours à droite et à gauche – que sans autrui, nous ne serions rien. Rien du tout.
Quant à moi, je ne suis pas inquiet pour demain. Le modèle méritocratique est probablement le meilleur en théorie, mais ce n’est pas pour autant que nous l’adopterons tous. Ne serait-ce que parce qu’il y en a toujours parmi nous qui ne veulent jamais faire comme les autres… Nous aimons faire autrement, nous aimons courir le risque de nous tromper, nous créons même parce que nous avons eu le courage de nous tromper. Si bien que nombre d’entre nous, toujours, refuserons la méritocratie pure et dure.
En passant, le penseur français du XXe siècle Jean Rostand aimait à dire : «Le mérite envie le succès, et le succès se prend pour le mérite»…
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