BLOGUE. Vous comme moi, nous sommes persuadés que rien ne vaut la collaboration avec les autres, ne serait-ce que pour une simple raison d’efficacité. «L’union fait la force», dit-on… Mais bon, soyons honnêtes, trouvez-vous réellement que les autres équipes de votre entreprise collaborent tant que ça avec la vôtre? Et pour le dire bien franchement, n’avez-vous pas l’impression que certaines cherchent plutôt à vous mettre des bâtons dans les roues?
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Vous pouvez dès lors, comme nombre de personnes, hausser des épaules et décider de faire avec. Vous pouvez vous dire que ce n’est qu’un obstacle parmi d’autres, un obstacle qui ne vous empêchera pas d’atteindre vos objectifs. Mais agir de la sorte me semble être dangereux, car deux équipes qui travaillent de concert sont toujours très efficaces, et imaginez ce qui se produirait si cela arrivait chez votre concurrent direct. Oui, vous seriez vite dépassé…
Il est donc grand temps de trouver un moyen pour mettre en place une culture de la collaboration chez vous. Et la bonne nouvelle, c’est qu’il existe quelques trucs pour cela, comme je l’ai appris dans une étude intitulée Why do groups cooperate more than individuals to reduce risks, signée par trois professeurs de psychologie, Min Gong, de la Columbia, Jonathan Baron, de l’University of Pennsylvania, et Howard Kunreuther, de la Wharton School. Une étude qui indique les véritables raisons qui poussent un groupe à coopérer avec un autre…
Ainsi, les trois chercheurs ont récemment poursuivi leurs travaux sur une curieuse découverte qu’ils avaient faite en 2009, à savoir les groupes coopèrent moins que les individus dans un dilemme du prisonnier fixe et qu’en revanche les groupes coopèrent plus que les individus dans un dilemme du prisonnier aléatoire. Un dilemme du prisonnier fixe? Un autre aléatoire? Qu’est-ce que c’est que tout ça?
Prenons le temps de quelques explications pour y voir plus clair… Le «dilemme du prisonnier» est un classique de la théorie des jeux. Il caractérise les situations où deux joueurs auraient tout intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l'autre sont si fortes que la coopération n'est jamais sélectionnée par un joueur rationnel. Albert Tucker, un mathématicien américain d’origine canadienne, le présentait sous la forme d’une histoire…
Deux suspects (en réalité, les deux responsables du crime) sont arrêtés par la police. Le hic? Les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre : «Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Et si personne ne se dénonce, vous aurez tous les deux 6 mois de prison».
Chacun des prisonniers a alors logiquement la réflexion suivante à propos de son complice :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, je ferai 10 ans de prison ;
- Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
• « Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
- Si je me tais, je ferai 6 mois de prison ;
- Mais si je le dénonce, je serai libre. »
Et de conclure : «Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer».
Si chacun des complices suit effectivement ce raisonnement, ils écoperont de 5 années de prison, l’un comme l’autre. Mais voilà, s'ils étaient tous deux restés silencieux, ils n'auraient écopé que de 6 mois chacun… Cet exemple montre qu’être purement rationnel et individualiste ne mène pas toujours à la meilleure solution.
Le dilemme du prisonnier est ce qu’on appelle un jeu est à somme non nulle, c'est-à-dire que la somme des gains pour les participants n'est pas toujours la même. Il faut dès lors tenir compte de l’option de la collaboration.
Une variante a été apportée, en apportant au dilemme une petite touche de hasard. Les conséquences des choix peuvent ainsi se traduire par des pourcentages. Ici, on pourrait imaginer que les années de prison découlant des choix de l’un et l’autre ne sont pas prédéterminées aussi rigoureusement, mais plutôt comme suit :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, il y a 80% de chances que je fasse 10 ans de prison et 20% de chances que je reste libre ;
- Mais si je le dénonce, il y a 50% de chances que je ne fasse que 5 ans et 50% de chances que je reste libre. »
Ce qui a le chic, on le voit bien, de rendre plus complexe la décision à prendre…
Autrement dit, le dilemme du prisonnier fournit un cadre général pour penser les situations où deux ou plusieurs acteurs ont un intérêt à coopérer, mais un intérêt encore plus fort à ne pas le faire si l'autre le fait, et aucun moyen de contraindre l'autre. Les sciences humaines, bien entendu, l’ont adopté pour parler de situations bloquées par la difficulté à coordonner les actions des différentes personnes impliquées ou pour vérifier – et éventuellement sanctionner – les déviances égoïstes.
Revenons maintenant à nos trois chercheurs et à leur trouvaille de 2009 : dès qu’on fait entrer un peu de hasard dans la balance, les groupes, qui d’habitude rechignent à collaborer entre eux, se montrent subitement beaucoup plus coopératifs, et même davantage que les individus entre eux. Pourquoi? Pour tenter de le savoir, il ont procédé à trois expériences différentes, histoire de déterminer quels facteurs les poussaient à agir de la sorte.
Dans la première expérience, ils ont demandé à 182 étudiants d’une université de participer à un dilemme du prisonnier aléatoire, tantôt seuls, tantôt en groupe de trois personnes. Leur «adversaire» était un ordinateur, dont ils connaissaient les probabilités de décider telle ou telle chose avant qu’eux aient à prendre leur décision. Sans surprise, les groupes se sont montrés beaucoup plus prudents que les individus, étant plus sensibles aux incertitudes.
Plus intéressante, la deuxième expérience consistait à voir si un groupe s’attend en général à ce que l’autre groupe collabore avec lui, ou pas; idem, entre individus. Résultat? Dans une situation où l’incertitude est élevée, oui, un groupe s’attend à la collaboration de l’autre, et ce, de manière plus importante qu’en ce qui concerne les individus. «Il semble que le groupe est alors soucieux de ne surtout pas perdre, et donc recourt au meilleur moyen pour cela, la collaboration», indiquent les chercheurs dans leur étude.
Enfin, la troisième expérience visait à découvrir les raisons pour lesquelles un groupe cherche ainsi à collaborer. Plusieurs possibilités ont été analysées, et deux explications ont émergé du lot : la volonté de ne pas porter seul le chapeau en cas d’échec (citée dans 69% des cas) et celle de ne pas se sentir responsable d’un éventuel échec (54%). De surcroît, on aurait pu croire a priori que d’autres raisons entraient en ligne de compte, comme la pression sociale, ou si vous voulez le simple fait de vouloir bien paraître auprès des autres en faisant montre d’esprit d’ouverture, mais pas du tout (cette explication, en passant, ne concerne que 4% des cas…).
Voilà par conséquent le secret pour faire travailler deux équipes ensemble : jouer sur deux cordes sensibles, soit la peur de se faire blâmer et la peur d’assumer les conséquences d’un échec. Et non sur les bonnes intentions présumées d’un groupe, vu qu’un groupe est en général moins «solidaire» que ne peut l’être chacun des individus qui le compose…
Les trois chercheurs donnent un merveilleux exemple de la meilleure manière de manœuvrer pour faire œuvrer deux équipes de concert. «Imaginons deux villages implantés autour d’un même lac. On offre deux possibilités aux villageois : payer pour le ramassage de leurs ordures ou avoir le libre droit de jeter leurs ordures dans le lac. Quelle est le meilleur moyen pour les inciter à choisir la première option? Leur demander de prendre une décision dans le cadre d’un comité impliquant les deux villages, et surtout pas par un vote individuel», illustrent-ils.
Subtil, n’est-ce pas? À vous de voir, désormais, comment manœuvrer au mieux pour atteindre vos objectifs…
L’ex-président français Jacques Chirac a dit dans Les mille sources : «Si l’on prend soin de bien s’entourer, le collaborateur responsable va prendre 99 fois sur 100 la décision que vous souhaitiez, voire, de temps en temps, une meilleure décision»…
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