Les bouleversements qui frappent le commerce de détail n'épargnent pas la métropole. Bien au contraire. Et loin de se sentir mieux outillés pour faire face à la tempête, les commerçants montréalais s'inquiètent pour leur avenir.
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Target, Smart Set, Bikini Village, Parasuco, Jacob, Mexx, Sony et Future Shop ne sont que quelques exemples de détaillants en difficulté qui, au cours des derniers mois, ont annoncé l'arrêt complet ou partiel de leurs activités. Une situation qui s'est fait sentir partout, à Montréal comme ailleurs, et qui pour bien des observateurs pourrait encore faire plusieurs victimes.
« Ce n'est pas compliqué ; les commerces de Montréal ont un grand besoin d'amour. Il est plus que temps qu'on s'en rende compte et que, surtout, les décideurs agissent en conséquence », affirme André Poulin, directeur général de Destination Centre-Ville, l'une des 17 sociétés de développement commercial (SDC) de Montréal.
Dans l'espoir d'insuffler un nouvel élan à l'activité des artères commerciales de son territoire, la Ville de Montréal a annoncé, le 8 mai, la mouture d'un futur plan directeur, doté d'une enveloppe de 40,5 millions de dollars sur 10 ans (2015-2026). Ce plan devrait permettre de définir un cadre d'intervention grâce auquel la Ville pourrait mieux soutenir « sa diversité commerciale, son centre-ville, les SDC et le commerce de proximité », a indiqué le maire Denis Coderre.
« Un pas dans la bonne direction », se réjouit M. Poulin, préférant toutefois attendre de voir comment le tout s'orchestrera avant de crier victoire. En outre, cette annonce prévoit la relance d'un programme de rénovation pour bâtiments commerciaux de 20 artères, d'une valeur de 15,4 M$ sur cinq ans (2016-2020), et la création d'un programme de 13,9 M$ sur 10 ans (2015-2024), consacré au soutien des artères pénalisées par de grands travaux. L'annonce prévoyait également 4,7 M$ pour le fonctionnement des SDC existantes et la création de nouvelles, de même que 1,5 M$ pour la promotion de la diversité commerciale et du commerce de proximité.
Un secteur en difficulté
On espère ainsi que ces mesures apporteront une bouffée d'oxygène aux rues commerçantes de la métropole, qui en ont bien besoin. La trentaine d'artères commerciales souffre en outre des changements rapides de la composition de sa population (vieillissement, appauvrissement, etc.), de l'exode des familles en banlieue et des changements technologiques.
Le commerce électronique, soutient Léopold Turgeon, pdg du Conseil québécois du commerce de détail, a démultiplié pour le consommateur la diversité de produits auxquels il a accès, et il a amplifié l'importance de la concurrence à laquelle font face les détaillants. Les ventes électroniques par les détaillants de l'extérieur font mal.
Cette situation, doit-on préciser, écorche autant les rues commerciales que les centres commerciaux de l'île, souligne JoAnne Labrecque, professeure de marketing et commerce de détail à HEC Montréal. Mais, à la différence d'autres régions, les commerçants de l'île doivent composer avec une concurrence accrue venue de la multiplication des complexes commerciaux d'envergure dans sa périphérie immédiate ou plus éloignée (Vaudreuil, Terrebonne, Brossard, Boisbriand).
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Explosion aux dépens de Montréal
Selon une étude menée par le Groupe Altus, pas moins de 39 nouveaux centres commerciaux (dont les mégacentres) ont vu le jour au Québec de 2004 à 2014. Le Québec compte aujourd'hui 443 centres commerciaux, pour un total de 83 millions de pieds carrés de superficie ; une hausse de 8,5 pi2 ou de plus de 10 % en dix ans.
Pendant cette période, la population du Québec n'a grimpé que de 7 % et sa consommation d'articles de mode n'a que très faiblement augmenté ; la valeur des dépenses liées à l'habillement, par exemple, a chuté (en dollars constants) de plus de 15 points de pourcentage.
Et Montréal semble avoir été particulièrement touchée par cette nouvelle offre. Selon les services économiques de la Ville de Montréal, seulement 3 M des 19 M de pi2 de nouvelles surfaces commerciales construites au Québec depuis 2000 l'ont été sur l'île spécifiquement. Une situation qui a eu pour effet de transformer les habitudes des consommateurs, désormais moins portés à faire leur magasinage au centre-ville.
« C'est simple : le dernier grand centre commercial qui a été construit à Montréal date de 1978 », confirme Eric Foster, vice-président exécutif, location, de Carbonleo. C'est ce même promoteur qui gère le complexe Dix30, de Brossard, un mégacentre de 4 M de pi2 à ciel ouvert, érigé à l'intersection des autoroutes 10 et 30, sur la Rive-Sud de Montréal. Stationnements gratuits, restaurants, salles de cinéma et de spectacles ; sa réussite a été instantanée. À preuve, selon Carbonleo, le consommateur y passe en moyenne plus de deux heures (138 minutes) par visite !
Les commerçants encaissent le coup, plus ou moins facilement, selon les enseignes et l'importance de leurs loyers. Rue Sainte-Catherine Ouest, les loyers varient de 150 $ à 200 $ le pi2. Et dans les centres commerciaux, un bail peut aller chercher dans les 75 $ le pi2, soutient Guy Charron, vice-président, exploitation-commerce de détail, de Cominar, le plus important gestionnaire de centres commerciaux du Québec. « À ce tarif, dit-il, un commerçant doit dégager de bonnes marges pour couvrir ses frais. »
Il n'en fallait pas plus pour que l'expérience positive du Dix30 inspire un autre mégacentre commercial, celui-là sur l'île, à l'intersection des autoroutes 15 et 40 ; ce qui n'est pas de nature à réduire les inquiétudes (voir notre texte en page 22). Sans avoir d'effet direct sur les habitudes de consommation des résidents de l'île, il est certain que de tels développements (le Dix30, comme le Faubourg Boisbriand) modifient les habitudes de la clientèle des banlieues qui, jusqu'à récemment, pouvaient venir fréquemment au centre-ville pour y faire leurs emplettes, analyse la professeure JoAnne Labrecque.
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La Sainte-Catherine rend nerveux
C'est dans ce contexte que le projet de rénovation de la rue Sainte-Catherine Ouest constitue un objet de grande inquiétude pour les commerçants montréalais. Ces derniers évoquent encore avec émoi les troubles majeurs qu'ont provoqués, chaque fois pendant plusieurs mois, les travaux d'infrastructures du boulevard Saint-Laurent, de la rue Saint-Denis et de l'avenue du Parc.
« On a causé la faillite de plusieurs entreprises et on n'a toujours pas réussi à restaurer le succès commercial de ces artères », répète à qui veut l'entendre Stephen Léopold, président du conseil d'Immodev, un des plus importants courtiers immobiliers de la métropole.
Le projet de restauration des infrastructures souterraines de la rue Sainte-Catherine doit s'étendre sur 2,2 km, entre la rue De Bleury et l'avenue Atwater. La première phase (80 à 95 M$) des travaux commencera au printemps 2016 et se terminera en 2019. La deuxième phase, qui doit quant à elle s'étirer vers l'ouest jusqu'à Atwater, débutera ensuite pour une durée indéterminée.
« Dire que nous sommes inquiets n'est pas le mot. Nous sommes excessivement inquiets », répond André Poulin, de Destination Centre-Ville, territoire où la rue Sainte-Catherine fait justement office de colonne vertébrale. Il prie pour que la Ville trouve les moyens de soutenir la vitalité de cette artère.
La Ville de Montréal dit vouloir saisir l'occasion pour embellir la rue à coups de dizaines de millions de dollars et promet que ses responsables sauront coordonner les travaux des différents fournisseurs de services afin d'éviter le maximum d'inconvénients à ses résidents, clients et commerçants. Mais rien n'y fait. André Poulin dit craindre que les élus fassent du chantier de la rue Sainte-Catherine « un événement ». « C'est le coeur, l'image de Montréal. Ça ne peut pas durer des années comme les travaux du Quartier des spectacles. »
Les commerçants souhaitent que les travaux aient lieu dans un temps record, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et que, comme au Japon, ils se démarquent par leur efficacité et le respect des usagers autant que des échéanciers. « Ce n'est pas tout d'accorder des contrats dans les règles, ajoute M. Poulin. Une fois les contrats octroyés, les entrepreneurs devraient avoir le souci de ne pas nuire, de travailler dans l'urgence et de se comporter autrement que s'ils se trouvaient sur un terrain vague à la campagne. »