La principale enseigne de l'optique au Québec, Lunetterie New Look (Tor., BCI, 17,76 $), grandit lentement dans l'ombre depuis plusieurs années. Mais voilà qu'un achat majeur dans les Maritimes, un placement privé de 25 M$, des revenus record et un bond rapide de son action attirent les regards de nouveaux actionnaires. Son président, Martial Gagné, présente sa vision d'une offensive qui fera de New Look le chef de file partout au Canada.
De nouveaux actionnaires à satisfaire et un saut de 89 % de l'action en neuf mois changent la donne pour l'entreprise habituée à l'anonymat. Malgré ces nouvelles pressions, le président Martial Gagné vise bien rester le consolidateur discipliné de l'industrie de l'optique qu'il a toujours été, tout en étant plus audacieux que par le passé.
«Le rythme est plus essoufflant qu'avant. Le bond de l'action hausse la barre, mais il reflète aussi l'achat très rentable de Vogue Optical, qui nous a permis de presque doubler notre taille», explique en entrevue celui qui, à 46 ans, est déjà un vieux routier de l'optique.
L'achat de Vogue pour 73,4 millions de dollars, l'équivalent de 60 % de sa valeur boursière au moment de l'annonce et un placement privé de 2,1 millions d'actions ont placé New Look sur l'écran radar de nouveaux investisseurs tels que les gestionnaires Mawer, K2 ou Intact, qui n'auraient pas jeté un coup d'oeil à New Look avant, étant donné le trop peu d'actions se négociant en Bourse.
«Ils ont pris une grosse bouchée avec les 65 magasins de Vogue. Pour soutenir son élan en Bourse, la société devra livrer de bonnes synergies, améliorer les revenus de Vogue, réaliser d'autres acquisitions, tout en remboursant sa dette», dit Werner Muehlemann, vice-président d'Intact Gestion de placement.
Une dizaine d'investisseurs institutionnels ont participé à l'émission d'actions de janvier. Pour l'instant, un seul courtier, Beacon Securities, a amorcé le suivi de New Look.
L'entreprise aurait pu émettre cinq fois plus d'actions étant donné l'appétit actuel pour les PME en croissance et pour les détaillants à valeur ajoutée, qui évoluent dans un créneau stable.
Des occasions à saisir
Pourquoi ce virage de croissance pour l'ex-fonds de revenu apprécié en raison de son dividende élevé ? Parce que le fer est chaud.
Des opticiens âgés ou usés par la concurrence des grandes chaînes sont plus nombreux à envisager de vendre leur cabinet.
C'était le cas de Vogue Optical, de Charlottetown : Corey, l'un des fils des fondateurs Wayne et Doreen Gray, ne souhaitait plus suivre les traces de ses parents. «Nous les connaissions depuis longtemps. L'occasion de les acquérir s'est présentée et nous l'avons saisie», raconte cet adepte d'arts martiaux.
Le virage de New Look a aussi trouvé son origine dans l'embauche, en 2012, du globe-trotter Antoine Amiel, à titre de vice-président du conseil. Son mandat : donner un nouvel élan à la stratégie de consolidation, au moment où la conjoncture lui était favorable.
Malgré ses 44 ans, M. Amiel est aussi un vétéran de 20 ans de l'optique. Il a dirigé les finances et la mise en marché des cinq filiales internationales du fabricant japonais de lentilles Nikon-Essilor, à Tokyo, à Londres et à Montréal, pendant 13 ans.
«Je suis content d'être en tandem avec lui. Il apporte ses connaissances et une belle énergie. On se challenge l'un et l'autre pour prendre les meilleures décisions», confie M. Gagné, au bureau chef de Montréal.
Leur mentor, John Bennett, le financier de 68 ans derrière New Look depuis 1993, juge que les forces des deux hommes se complètent bien.
«M. Gagné a beaucoup de boulot avec la gestion quotidienne des magasins. M. Amiel peut quant à lui s'occuper des acquisitions comme il l'a fait avec Vogue et amener l'entreprise à un autre niveau», dit l'ex-courtier de Scotia McLeod, qui a lancé la banque d'affaires Benvest Capital en 1991.
M. Bennett se dit disposé à voir son actionnariat de 38 % diminuer davantage si New Look devait émettre d'autres actions afin de financer de futurs achats majeurs, à l'instar de Vogue.
«Si MM. Gagné et Amiel présentent au conseil d'autres aussi bonnes transactions, je n'ai pas d'objection à ce que mon bloc soit dilué de nouveau.»
Autre astre favorable aux acquisitions de plus grande envergure : les faibles taux d'intérêt ont rendu l'emprunt abordable, au moment où New Look avait épuisé les pertes fiscales accumulées de 48 millions de dollars de Sonomax santé auditive, acquise en 2010.
Pour régler la transaction de Vogue, New Look a conclu un financement total de 75 M$, dont un prêt de 15 M$ du Fonds de solidarité FTQ.
Les frais d'intérêt étant une dépense déductible du revenu imposable, emprunter pour avaler des cabinets d'optique rentables est efficace sur le plan fiscal, explique M. Amiel, détenteur d'une maîtrise en financement des entreprises de l'Université Paris-Dauphine IX.
Dans l'ombre du géant italien Luxottica
Même si New Look se classe déjà au premier rang dans l'Est du Canada, au troisième au Canada et au huitième en Amérique du Nord parmi les groupes d'opticiens dotés de leur propre laboratoire de traitement des verres, la chaîne affronte des mastodontes mondiaux. Elle concurrence, entre autres, l'italienne Luxottica (NY, LUX, 58,00 $ US) et ses 7 100 magasins dans le monde, dont 239 au Canada et 6 au Québec.
New Look ambitionne de consolider son industrie depuis très longtemps, mais Luxottica s'est interposée en lui ravissant des occasions d'achat au fil des ans, dont une chaîne de 70 succursales qui appartenait à la famille King, de Winnipeg, a confié M. Gagné.
Or, depuis la crise financière, Luxottica, mieux connue pour ses montures Ray-Ban et Oakley, ainsi que ses magasins Lens Crafters, s'est un peu désintéressée du Canada. Elle laisse ainsi le champ plus libre à New Look.
Une autre rivale, l'ontarienne Hakim Optical, compte aussi plus de magasins (161) que New Look et est présente dans cinq provinces.
«En Ontario, on achètera des cliniques une à une, tout en restant à l'affût d'acquisitions pour reproduire les avantages que nous confèrent nos réseaux du Québec et des Maritimes», dit M. Gagné, lequel est apprécié pour son approche orientée vers le travail d'équipe et le coaching.
Bien implantée dans la région d'Ottawa depuis longtemps, où elle compte huit magasins, New Look testera une première succursale dans le secteur de Toronto, où un partenaire local l'aidera à adapter sa mise en marché.
«L'achat des montures y est souvent dissocié de l'examen de la vue, tant dans la pratique des ophtalmologistes que dans l'esprit des clients. Une fois ce savoir-faire acquis, on se déploiera probablement à partir de 2014», révèle d'un débit rapide, le toujours pressé M. Amiel.
Exploiter ses avantages
New Look n'est pas la seule à offrir des promotions, du type deux montures pour le prix d'une, ni à publiciser sa marque de commerce ou à mettre l'accent sur le service à la clientèle. Mais comme les cabinets indépendants règnent à l'extérieur du Québec - ils détiennent les deux tiers du marché de l'optique -, ce marché revêt beaucoup de potentiel pour un consolidateur comme New Look, croient ses dirigeants.
Dans les faits, mieux New Look se porte, avec son pouvoir d'achat, ses marges élevées, ses flux de trésorerie et son propre laboratoire, plus la vie sera dure pour les indépendants.
Bien peu de petits rivaux ont notamment les moyens de dépenser 5 M$ par année en immobilisations, équipements, logiciels et rénovations de magasins.
En traitant elle-même les verres dans son laboratoire de l'arrondissement Saint-Laurent, New Look donne plus de valeur au verre vendu, s'empare de la marge liée au traitement et peut se procurer ses verres non traités à meilleur marché que ses concurrents, tout en offrant plus de choix aux clients.
D'ailleurs, l'an dernier, New Look s'est préparée à sa nouvelle phase d'expansion en doublant la taille de son laboratoire à 60 000 pieds carrés. Il pourra approvisionner tout le Canada en lentilles. Sa superficie actuelle a la capacité de servir 300 magasins, plus du double du compte actuel. «Il nous resterait seulement à ajouter des équipements», précise M. Gagné, père de deux garçons de 15 ans et 18 ans.
Plus l'entreprise grossit, plus ses avantages concurrentiels s'accentuent, et plus elle est en mesure de gagner de nouvelles parts de marché et d'acquérir des indépendants, résume M. Amiel, un passionné d'optique.
Et qui sait. Un jour, New Look attirera peut-être elle aussi l'oeil de Luxottica, une possibilité plus lointaine que soulève Doug Cooper, analyste de Beacon Securities.
D'ici là, M. Cooper voit le titre s'apprécier d'encore 39 %, à 24 $, d'ici 12 mois. Ce cours cible repose sur une hausse de bénéfice ajusté par action de 28 %, à 0,92 $, en 2014 et d'encore 15 % en 2015.
Rentabiliser les 73,4 M$ payés pour acheter Vogue
Vogue dégage de meilleures marges d'exploitation que celles de New Look, grâce aux salaires, loyers et dépenses générales inférieures dans les Maritimes.
Elles étaient de 22 % en 2013 par rapport à celles de 17,5 % pour New Look.
Malgré tout, certains financiers comme Karine Turcotte, de Medici, jugent cet achat généreusement payé, avec la dette de 75 M$ qu'il apporte. «On s'interroge sur le rendement qu'ils pourront procurer avec ce capital, surtout au cours actuel de l'action», explique la gestionnaire de portefeuille adjointe.
MM. Gagné et Amiel sont plutôt sereins, même si le bond rapide de l'action nourrit de grandes attentes chez les actionnaires.
Déjà, l'élimination de la rémunération des anciens actionnaires de Vogue permettra d'économiser environ 500 000 $ par année.
Outre le pouvoir d'achat accru qu'apporteront les revenus de 40 M$ de Vogue, la stratégie consiste à augmenter la facture moyenne chez Vogue en moussant l'achat de montures de marque, ainsi que l'achat de plusieurs montures et de lentilles pour différents usages (sport, verres fumés, lunettes de lecture, etc.).
Les montures de marque représentent la moitié du volume de ventes chez Vogue par rapport à une proportion de 20 % chez New Look.
«Bien que les marges de Vogue soient supérieures aux nôtres, chacun de nos magasins génère des revenus moyens d'un million de dollars, par rapport à 600 000 $ chez Vogue», illustre Martial Gagné.
Grâce à l'ensemble de ces petits gestes, Vogue deviendra encore plus rentable et augmentera son chiffre d'affaires, ajoute le bachelier en administration de l'Université Laval.
Aux yeux de Werner Muehlemann, vice-président chez Intact Gestion de placement, l'intégration de Vogue devrait affaiblir un peu les marges à court terme avant que les économies d'échelle ne portent leurs fruits.
Il faut garder en tête que certains acheteurs de l'émission pourraient être tentés d'encaisser un gain rapide de 53 %, alors que la période d'interdiction de vendre de quatre mois est écoulée. D'ailleurs, l'action a fléchi de 5,6 % depuis le record de 18,74 $, atteint le 21 mars.
«Le dividende de 3,4 % et les marges élevées devraient fournir un bon point d'appui au titre», dit pour sa part M. Cooper, de Beacon Securities.
Ce genre de distractions à court terme font désormais partie du quotidien de M. Gagné, maintenant que de nouveaux actionnaires ont des attentes. Mais pas question que ce dirigeant discipliné déroge de son plan de match.