Lorsque le dollar canadien a atteint son sommet historique de 1,10 $ US en novembre 2007, personne ne se demandait si le moment était propice pour acheter des actions de sociétés américaines. On se doutait bien que notre huard volait trop haut et que son éventuel retour sur terre allait gonfler à terme les rendements obtenus sur ces titres. Mais aujourd'hui, à 80 ¢ US, est-ce que le jeu en vaut encore la chandelle ? La réponse à cette question est oui. Voici pourquoi.
«Je ne vois pas de gros risques à acheter des compagnies américaines», dit Stephen Gauthier, gestionnaire principal et stratège chez Fin-XO Valeurs mobilières, de Montréal. «La principale raison, c'est qu'on y trouve un plus grand choix de sociétés bien gérées, moins cycliques et bien diversifiées à l'échelle mondiale.»
«C'est comme au hockey quand on veut former une équipe», illustre pour sa part François Rochon, président et gestionnaire de portefeuille chez Giverny Capital. «On veut trouver les meilleurs joueurs pour gagner, qu'ils soient russes, suédois ou norvégiens. Le pays d'origine ne devrait pas être un critère.»
Très bien. Mais encore. Avec un huard qui a perdu de l'altitude au même rythme que le prix du baril de pétrole, un mouvement accentué récemment par la décision surprise de la Banque du Canada de réduire son taux directeur, est-ce que payer le gros prix en dollars canadiens pour acheter des actions américaines ne risque pas de grever les rendements au cours des prochaines années ?
Pas pour la peine, croient les gestionnaires interrogés. D'une part, à moins d'un événement que personne ne peut prévoir, les probabilités d'un rebond très substantiel du dollar canadien à moyen terme semblent bien minces (voir autre texte). D'autre part, le marché boursier américain, même s'il a connu une très forte progression depuis la crise de 2008-2009, n'est pas excessivement cher.
«Actuellement, la Bourse américaine se négocie à 16,5 fois les profits prévus. Ce n'est pas une aubaine, mais ce n'est pas non plus exagéré, affirme Clément Gignac, vice-président principal et économiste en chef chez l'Industrielle Alliance. Payer 16,5 fois les bénéfices, ça ne me donne pas de problèmes de sommeil.»
L'économie américaine sur une bonne lancée
En guise de comparaison, la Bourse de Toronto s'échange à environ 15 fois les bénéfices prévus. C'est moins qu'aux États-Unis. Mais les perspectives économiques canadiennes sont beaucoup plus ternes qu'au sud de la frontière. Alors qu'ici, les économistes revoient à la baisse leurs prévisions de croissance en raison de la chute du pétrole, l'économie américaine semble au contraire sur une bonne lancée, meilleure en tout cas que celle de la plupart des autres pays développés, que ce soit en Europe ou au Japon.
«Je prétends qu'on n'est pas dans la cinquième mais dans la première année d'expansion aux États-Unis, dit M. Gignac. On vient à peine de récupérer les emplois qui avaient été perdus pendant la crise financière.»
Non seulement les perspectives économiques aux États-Unis sont meilleures, mais au Canada, le marché boursier est beaucoup trop concentré (33 %) dans le secteur des ressources naturelles (énergie et métaux). Or, souligne Stephen Gauthier, les matières premières sont entrées dans un cycle de baisse qui durera plusieurs années, notamment à cause du ralentissement de la Chine, le principal consommateur. Et l'autre grand secteur de la Bourse canadienne, celui des banques, est relativement cher, d'autant plus que leur profitabilité souffrira des prêts consentis aux sociétés pétrolières et au secteur immobilier albertain.
Que faire de 100 000 $ à placer pour cinq ans ?
Aux gestionnaires, nous avons demandé ce qu'ils conseilleraient comme répartition à un investisseur fictif qui disposerait soudainement de 100 000 $ à investir dans le marché boursier pour une période de cinq ans (sans prendre en compte la portion obligataire).
François Rochon n'hésite pas. «Je favoriserais les États-Unis. Mes proportions, ce sont environ 80 % en actions américaines et 20 % en actions canadiennes.» Sa logique est la suivante : l'économie et le marché boursier américains sont environ 10 fois plus importants qu'au Canada. Il est donc tout à fait normal qu'on y trouve un nombre beaucoup plus considérable de sociétés intéressantes. De plus, il dit avoir toujours évité le secteur des matières premières. «À long terme, ce sont des business plus difficiles [à cause des cycles de prix]. Même quand le pétrole se vendait à 100 $ US le baril, je disais la même chose.»
Stephen Gauthier évite aussi les sociétés de ressources naturelles. «Le secteur minier exige beaucoup de capital, mais n'en redonne pas beaucoup [aux actionnaires]», fait-il valoir. «Je n'ai pas vu beaucoup de milliardaires dans les mines. Je pense qu'il y a de l'argent à faire ailleurs que dans ce secteur-là.»
Même s'il évite les matières premières, il suggère néanmoins de placer environ 60 % du portefeuille dans les titres canadiens, justement pour éviter le risque lié au taux de change. Toutefois, sa proportion de 40 % en titres américains est plus élevée que les 25 % qu'il recommandait habituellement. Parce que l'économie américaine va beaucoup mieux. Parce qu'on y trouve un plus grand choix de bonnes sociétés. Et parce qu'il croit qu'aux environs des 80 cents américains, le dollar canadien est revenu à son niveau moyen des dernières décennies. «On ne fera pas beaucoup de gains avec le taux de change.»
Clément Gignac, pour sa part, suggère de ne conserver que 40 % de la part en actions au Canada, en raison de la trop forte concentration du marché dans les secteurs bancaires et des matières premières. Les 60 % qui restent pourraient être répartis également (30 % - 30 %) entre les États-Unis et le reste du marché développé, soit principalement l'Europe et le Japon. Dans ces deux derniers cas, l'économiste souligne que les devises (l'euro et le yen) ont déjà beaucoup reculé, ce qui les rend plus attrayantes. De plus, leurs marchés boursiers sont moins valorisés, aux environs de 14 à 14,5 fois les bénéfices prévus.
Lorsqu'on lui demande ce qu'il ferait s'il n'avait pas la possibilité d'investir ailleurs dans le monde, M. Gignac dit qu'il investirait à 45 % au Canada et à 55 % aux États-Unis.
Stephen Gauthier et François Rochon adoptent, à l'égard du marché hors Amérique du Nord, une stratégie différente : ils préfèrent miser sur des multinationales américaines qui vendent partout dans le monde et en rapportent des bénéfices. On évite ainsi la multiplication des risques liés aux variations des devises.
Investir dans quels secteurs ?
Aux États-Unis, nos spécialistes convergent sur un point : il faut en profiter pour faire le plein d'actions dans des secteurs qui sont pratiquement absents de la Bourse de Toronto.
Les choix ne manquent pas du côté des entreprises des secteurs de la consommation de base ou discrétionnaire, de même que de celui des sociétés de technologie et de la santé.
Stephen Gauthier aime bien les entreprises de produits de consommation de base, comme Procter & Gamble, qui, en plus, verse un bon dividende. Il évoque aussi les sociétés pharmaceutiques, comme Pfizer et Merck.
En ce qui a trait aux entreprises technos, François Rochon aime bien le plan d'affaires de Google dont l'évaluation est convenable, mais se méfie des saveurs du mois comme Facebook ou la chinoise Alibaba. Dans ce secteur, Stephen Gauthier privilégie les entreprises de logiciels ou de services comme Google, Oracle, Priceline au détriment des fabricants d'équipement, par exemple Apple. «Leurs appareils sont bien à la mode aujourd'hui, mais le seront-ils encore dans cinq ans ?» demande-t-il.
Clément Gignac privilégie aussi les entreprises américaines de consommation discrétionnaire, de technologie et du secteur de l'automobile. Il a de plus un faible pour certaines banques américaines qu'il juge moins à risque que les canadiennes. Ce point de vue est partagé d'ailleurs par Stephen Gauthier et François Rochon, qui évoquent tous les deux Wells Fargo.
Au Canada, le choix est plus limité dès qu'on sort des secteurs problématiques que sont l'énergie, les mines et, à certains égards, les banques. Il reste des entreprises telles que les québécoises Dollarama ou Groupe MTY que François Rochon apprécie, tandis que Stephen Gauthier évoque les sociétés de télécommunications, comme BCE, Rogers ou encore Shaw, qui paient de bons dividendes.
Dans le secteur financier, M. Gauthier parle de l'assureur Intact, de la Financière Power et de la Banque Royale. Du côté de l'énergie, il se limite aux grands acteurs, par exemple Imperial Oil qui, grâce au raffinage, fera des bénéfices même si le prix du pétrole reste faible. Ou encore TransCanada Pipeline, qui fait son argent avec le transport du pétrole, quel que soit leur prix.
Clément Gignac a aussi un petit penchant pour les producteurs d'or canadiens. «Je ne suis pas un gold bug. J'étais plutôt négatif, mais je suis plus neutre maintenant à l'égard des titres du secteur aurifère. Avec un huard à 80 ¢ US (ou moins), la valeur des onces d'or produites au Canada n'est plus de 1 200 $ ou de 1 300 $, mais de 1 600 $ ou plus.»
Il dit enfin privilégier les petites et moyennes sociétés industrielles canadiennes qui deviendront plus concurrentielles avec un dollar canadien faible et empocheront de meilleurs bénéfices découlant de leurs exportations aux États-Unis.
Où s'arrêtera la chute du dollar?
Bien malin qui peut prédire où s'arrêtera la glissade du dollar canadien par rapport au billet vert. Les avis sont aussi variés que les interlocuteurs.
Dans une note récente, Goldman Sachs voit le huard tomber à 71 cents américains en 2017, tandis que les économistes de la Banque TD le placent à 75 ¢ US au début de 2016.
Hendrix Vachon, économiste sénior au Mouvement Desjardins, s'attend à ce que la devise canadienne faiblisse encore. «Je n'écarte pas qu'on aille tester le creux de 76,5 ¢ US [atteint en mars 2009], peut-être même de 75 ¢ US.» Le recul du prix du pétrole continuera de faire chuter le huard, et la baisse du taux directeur de la Banque du Canada l'affaiblira davantage. Comme d'autres économistes, M. Vachon pense qu'elle le réduira encore de 0,25 % lors de sa prochaine réunion, le 4 mars, pour le fixer à 0,50 %.
Cependant, M. Vachon s'attend à un rebond du dollar canadien au second semestre de l'année, vers les 82 ¢ US. «Il y aura davantage de bonnes nouvelles. Le prix du pétrole devra éventuellement remonter, parce qu'à 45 $ US le baril, beaucoup de projets pétroliers [schiste américain, sables bitumineux canadiens, offshore brésilien] seront abandonnés. Et là, on va commencer à craindre des pénuries.» Avec un secteur manufacturier canadien qui exportera davantage grâce à une devise faible, les conditions seraient réunies pour que le huard reprenne de l'altitude.
Clément Gignac, économiste en chef de l'Industrielle Alliance, pense que le huard pourrait encore perdre des plumes si le pétrole continuait de reculer. Mais, croit-il, le potentiel baissier du huard est maintenant «plus limité». Il souligne que les «fondamentaux» au Canada sont meilleurs qu'autrefois, notamment en matière de finances publiques. Rappelons que le huard avait touché un creux historique de 61,79 ¢ US en janvier 2002.
Stephen Gauthier, stratège chez Fin-XO Valeurs mobilières, croit que la devise canadienne se maintiendra dans une fourchette allant de 74 à 83 ¢ US pendant quelques années. Le marché baissier des matières premières est habituellement plutôt long, et la devise canadienne en fera les frais. François Rochon, de Giverny Capital, s'attend à ce que le huard se stabilise éventuellement autour de 80 ¢ US, ce qui correspond au niveau estimé par l'OCDE de la parité des pouvoirs d'achat.
Oubliez la parité avec le billet vert
Au cours des cinq prochaines années, personne toutefois ne voit le huard revenir à la parité avec le dollar américain. Hendrix Vachon pense qu'il se maintiendra dans une fourchette allant de 85 à 95 ¢ US. Selon sa méthodologie, il situe la parité du pouvoir d'achat à environ 90 ¢ US.
Même si la devise canadienne rebondira éventuellement, aucun des gestionnaires interrogés ne recommande de se «couvrir» pour le risque de change. Autrement dit, d'acheter des contrats à terme sur la devise pour protéger les gains contre un rebond du dollar canadien. «Il y a un coût à cela», souligne Stephen Gauthier, qui pense que cela n'en vaut pas la peine pour un petit investisseur. Clément Gignac n'y croit guère lui non plus, car il estime que le huard ne grimpera pas beaucoup au cours des prochaines années.
Un petit investisseur qui voudrait participer au marché américain en ne prenant pas de risque de change peut toujours se rabattre par exemple sur le fonds négocié en Bourse iShares Core S&P 500 Index CAD-Hedged (Tor., XSP), qui permet d'engranger les mêmes rendements que l'indice phare de New York, tout en étant protégé contre les fluctuations du dollar canadien.