BLOGUE. Il arrive souvent qu’un changement important survienne dans notre quotidien, et pourtant nous ne le remarquons même pas : la nouvelle coupe de cheveux de sa conjointe, le tout nouveau costume de son boss, la voiture flambant neuve de son collègue de bureau, etc. Ces changements peuvent être même majeurs, et nous ne les voyons pas pour autant!
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Un exemple frappant : les caméras cachées. Vous vous souvenez sûrement de gags tordants en ce sens, comme celui où une personne demande son chemin à la victime, puis les deux sont momentanément séparées par des ouvriers qui transportent à pieds une grande planche de bois, et la victime continue ses explications à une toute autre personne qui se trouve à la même place que la première, sans s’être rendu compte du changement. Incroyable, mais vrai!
Comment expliquer un tel phénomène? J’ai trouvé un éclaircissement dans un livre dont j’ai déjà parlé dans ce blogue, intitulé En 31 jours, découvrez comment vous pensez (Odile Jacob, 2011), signé par Martin Cohen, l’éditeur du magazine britannique The Philosopher. L’un des textes de cet excellent ouvrage a justement pour titre L’incapacité à voir le changement…
«Pour comprendre, prenons le cas de Frodon et du gilet jaune!
«D’importantes recherches en psychologie humaine portent sur la «limitation» de la perception – c’est-à-dire sur le fait que peu d’informations que les sens reçoivent font leur chemin jusqu’à la conscience. Des recherches connexes, idéalement ajustées à l’avènement d’Internet, portent sur ce qu’on appelle les «erreurs de continuité» dans les films. Il s’agit de trucs aussi triviaux que le fait que l’héroïne a une tache de rousseur sur le nez dans une scène, mais aucune dans la suivante, et puis deux dans le final! Ou bien, quand les amoureux s’embrassent dans un parc, que le temps est couvert à un moment et puis qu’il fait grand soleil à la minute suivante. Et ce n’est pas une impression! Le réalisateur peut aussi avoir oublié son pull sur une chaise. Les équipes de production comprennent des personnes spécifiquement chargées de s’assurer que ce qui se trouve dans une partie du film reste pareil même quand les scènes sont tournées à plusieurs jours d’intervalle.
«Toutefois, même ces «détecteurs de changements» très aguerris ne parviennent pas toujours à remarquer les erreurs de continuité, ce qui donne aux internautes l’occasion d’échanger des courriels durant des heures…
«Dans Le Retour du roi, le film qui clôt la trilogie du Seigneur des anneaux, par exemple, un site Web raconte ce qui se passe une fois qu’on voit quatre Hobbits pénétrer dans les Havres gris. On y explique soigneusement que l’un d’eux, Sam, porte un gilet jaune à boutons marrons sur une chemise blanche. On la voit encore quand Sam et Frodon s’étreignent. Cependant, quand Frodon se dirige vers le bateau et se retourne pour adresser un sourire à ses amis, Sam ne porte plus la veste jaune. Et elle n’est plus là non plus quand les trois Hobbits quittent les Havres gris. Pis, dans la scène du retour, quand Sam revient à l’Autel et rejoint sa fille, le gilet jaune réapparaît! Étonnantes erreurs…»
Par conséquent, même avec la meilleure volonté du monde, même en payant les meilleures script-girls pour être vigilantes aux moindres détails d’un tournage de film, des erreurs sont commises. L’évidence qui saute aux yeux de certains demeure invisible à la grande majorité d’entre nous.
M. Cohen poursuit son explication en s’appuyant sur un passage d’un autre livre, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, le classique du neurologue Oliver Sacks…
««Nous avons tous une histoire de vie, un récit intérieur – dont la continuité et le sens font notre vie. On pourrait dire que chacun de nous construit et vit un «récit» et que c’est lui qui fait ce que nous sommes, notre identité». C’est du moins ce qu’écrit en substance le Dr Sacks dans son ouvrage paru en 1985.
«Biologiquement, nous ne sommes pas tellement différents les uns des autres. Ce n’est qu’à travers notre récit personnel que nous découvrons notre identité. Certaines personnes débutent leur histoire de vie par des sortes de contes où il n’est question que d’infortunes et d’éducation répressive, de fardeaux à porter et d’occasions ratées. D’autres commencent par des récits où triomphent la chance, des atouts exceptionnels et de la bonne fortune. Que les histoires «réelles» ne soient pas si éloignées que ça les unes des autres – ni même si opposées – importe peu. De tels récits ont leur logique. L’individu joue un rôle qui est déterminé par son histoire de vie, et non par de grossiers faits physiques.
««Aucune expérience n’est possible tant qu’elle n’est pas arrangée de façon iconique ; aucune action n’est possible si elle n’est pas organisée de façon iconique», ajoute le Dr Sacks. L’esprit humain ne traite pas des «données sensibles brutes», mais des symboles, des icônes, des constructions humaines issues d’un monde dépourvu de forme.»
Voilà… Si l’on en croit MM. Cohen et Sacks, notre cerveau a une manière spécifique de percevoir et de traiter les informations reçues. Une grande partie est directement envoyée à notre inconscient et analysée sur place, sans se rendre jusqu’à notre conscience. C’est pourquoi notre vigilance n’est pas dès lors alertée, pourquoi aucun voyant lumineux rouge ne se met à clignoter pour nous signaler qu’un changement vient de se produire et mérite toute notre attention.
Pourquoi le passage de l’inconscient au conscient ne se fait-il pas toujours? Parce que sinon il nous faudrait analyser en détail chaque donnée reçue, et notre cerveau serait vite débordé par ce travail phénoménal : imaginez s’il nous fallait vérifier et contre-vérifier que la couleur sous nos yeux, du rouge par exemple, est bel et bien du rouge. On ne s’en sortirait pas. Nous serions soit fous, soit d’une lenteur désespérante.
Du coup, l’habitude nous fait nous mettre en pilote automatique le plus souvent possible. Quand nous retrouvons notre conjointe en fin de journée, d’un coup d’œil on perçoit que c’est bien elle, qu’elle a l’air en bonne santé, et donc que tout va bien. Erreur inconsciente (et qui peut se révéler lourde de conséquences…) : elle a maintenant les cheveux plus courts, plus ondulés, plus soyeux, plus magnifiques que jamais! Mais voilà, l’évidence qui saute à ses yeux est invisible aux vôtres…
Vous comme moi, nous vivons dans notre propre monde. Un monde difficile à partager avec les autres, si ce n’est pas le moyen bancal du langage. À travers des mots et des phrases plus ou moins simples, nous nous évertuons à l’expliquer à autrui, ou du moins à le décrire le mieux possible. Et ce, avec l’aide, comme l’explique M. Sacks, «de symboles et d’icones» issues de notre propre monde, nécessairement informe. Dans ce monde, il y a des évidences qui font en sorte que nous n’attachons pas d’attention particulière aux informations venues du monde réel qui s’y intègrent sans difficulté, comme le fait que l’on retrouve, comme d’habitude, notre conjointe, le soir, au foyer familial. Le hic? Ce qui est évident pour nous ne l’est pas toujours pour les autres : le pull jaune de Sam dans Le Retour du roi, personne ne l’a vu lors du tournage et du montage du film, mais un spectateur, lui, si.
Quelles implications en matière de management, me direz-vous? J’en vois plein, mais je n’en soulignerai qu’une. Quand on vise l’excellence, il ne faut surtout pas se fier à son propre jugement, mais à celui des autres, et en particulier à celui de la personne de l’équipe – voire de l’extérieur de celle-ci, si cela est envisageable – qui est la plus différente de vous. Elle, peut-être, sera en mesure de voir ce qui vous échappe depuis le début.
Comme dit le proverbe «On voit la paille dans l’œil de son voisin, mais pas la poutre dans le sien»…
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