BLOGUE. J’ai eu le privilège de rencontrer vendredi midi au Palais des Congrès de Montréal Mikhaïl Gorbatchev, l'ancien président de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et l'un des principaux architectes de la fin de la Guerre froide. Oui, l'homme qui a su transformer l’État totalitaire soviétique en une démocratie exemplaire, grâce à la glasnost et à la perestroïka. Un leader exceptionnel dont l’histoire permet de tirer de grande leçons, à mon avis, en matière de gestion du changement…
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Ainsi, M. Gorbatchev a raconté la petite histoire de la Grande Histoire de la fin du 20e siècle dans le cadre de la série de conférences «Leaders internationaux» de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM). Il a partagé avec l’audience la vision qu’il avait à l’époque de l’avenir de l’Union soviétique, décrit comment il l’a mise en œuvre et même expliqué pourquoi il avait perdu par la même occasion son pouvoir. De son récit palpitant j’ai retiré une méthode de gestion du changement en cinq étapes…
1. Prise de conscience
Mikhaïl Gorbatchev avait des prédispositions pour être un acteur de changement en URSS. En effet, tout petit, il a assisté à des scènes affreuses qui l’ont marqué à vie. Son grand-père maternel a été arrêté en 1937, alors que l’État se livrait à ce qu’on a appelé depuis les Grandes Purges ; celui-ci a été condamné et a miraculeusement échappé à la peine capitale. Son grand-père paternel a, lui aussi, été arrêté, car il s’opposait ouvertement au mouvement de collectivisation imposé par les communistes ; il a été condamné aux travaux forcés. Le jeune Gorbatchev savait donc qu’il ne vivait pas dans un monde idéal…
«J’ai toujours été un grand optimiste, a-t-il dit hier, c’est pourquoi je me suis lancé en politique, convaincu de pouvoir entraîner de grands changements.» Il aurait pourtant pu abandonner son rêve dès sa première élection. «Mon komsomol [organisation de jeunesses communistes] avait besoin d’un nouveau dirigeant. C’était en 1948. Je me suis présenté, comme d’autres. Chacun devait faire un discours. Le mien s’est bien passé, mais au moment de me rasseoir, mon voisin a jugé bon de me faire une blague et a retiré d’un coup ma chaise. Je suis tombé par terre, ridiculisé, sous les rires des autres. J’ai essayé d’en rire moi-même, pour ne pas paraître blessé, mais j’étais convaincu de perdre à cause de ça. Je me trompais : j’ai été élu», a-t-il raconté, en soulignant que «seuls les optimistes réussissent de grandes choses dans la vie».
Mikhaïl Gorbatchev a gravi les échelons du Parti communiste, en se spécialisant dans les problèmes agricoles. Au fur et à mesure, il notait en secret ce qui ne fonctionnait pas bien, mais avait la prudence de n’en faire part à personne. Il a fini par se faire remarquer par Youri Andropov, le chef du KGB de l’époque, qui aimait à passer ses vacances là où lui œuvrait. Du coup, sa carrière a connu un bond, dans les années 1970. Et ce, justement parce qu’Andropov avait constaté d’une part que ce jeune leader avait le cran d’aborder les problèmes de front et d’autre part parce que l’URSS n’allait pas aussi bien que ce qu’on disait. De fait, Andropov avait diligenté une enquête confidentielle pour évaluer le produit intérieur brut (PIB) réel de l’URSS selon les critères alors en vigueur dans les pays occidentaux, et avait en mains la preuve du déclin de son pays : le Japon enregistrait une meilleure performance économique que l’URSS et l’Allemagne de l’Ouest était sur le point de la dépasser.
Par conséquent, Mikhaïl Gorbatchev comme plusieurs hauts-dirigeants du pays avaient conscience qu’un changement s’imposait…
2. Réflexion
Que faire? La célèbre interrogation de Lénine se posait plus que jamais. L’heure était à la réflexion, chacun de son côté puisque personne ne pouvait ouvertement parler de changement à la tête du Parti sans risquer sa place, voire sa vie. Et c’est là qu’un événement minime a tout déclenché, à savoir… une manifestation d’agriculteurs canadiens!
En 1983, Mikhaïl Gorbatchev, en charge de l’agriculture, effectuait une visite officielle au Canada pour s’inspirer des méthodes occidentales appliquées dans un pays au climat «similaire» au sien. Il devait rencontrer son homologue canadien, Eugene Whelan, mais celui-ci a été retardé de trois heures par la manifestation en question. Résultat? M. Gorbatchev et l’ambassadeur russe du Canada, Alexander Yakovlev, ont ainsi eu l’occasion de parler ensemble, pour la première fois. Il se sont promenés seuls dans des champs et ont discuté à bâtons rompus de l’avenir sombre qui attendait leur pays, sans craindre d’être écoutés par autrui. Deux semaines plus tard, M. Yakovlev était rappelé en URSS pour agir comme l’éminence grise du plus jeune ministre soviétique.
3. Création d’une équipe de choc
Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au poste de secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique en 1985 et a discrètement commencé à évoquer autour de lui l’idée qu’un nouvel élan doit être donné au pays, ne serait-ce que pour sauver le système en place. Et pour avoir des oreilles attentives, il s’est entouré de jeunes dirigeants ouverts d’esprit, même s’ils provenaient, comme lui, du moule du Parti. De jeunes qui voulaient du changement, sans savoir lequel au juste.
Et il s’est enlevé ses propres œillères en demandant les lumières de personnes «différentes», à l’image d’Alexander Yakovlev. Alexander Yakovlev? Peu se souviennent de lui. Pourtant, la glasnost comme la perestroïka, c’est lui. Oui, c’est lui qui a eu la conviction qu’il fallait impérativement faire preuve de plus de transparence (glasnost) pour pouvoir mener à bien une restructuration du système politique (perestroïka). Et qui a obtenu que le premier geste en ce sens soit, en novembre 1985, l’autorisation de publier Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, jusqu’alors victime de la censure.
Bref, la vision de ce qu’il fallait accomplir est surtout venue d’Alexander Yakovlev. Et Mikhaïl Gorbatchev s’est donné pour mission de la mettre en œuvre…
4. Lancement du changement
«Cette vision nous a conduits à engager des changements démocratiques, à ouvrir le pays, à réformer notre union et notre économie, à rendre leur liberté de mouvement aux citoyens, à introduire la liberté d'expression et de religion. À cette époque, je n'avais aucune hésitation, je savais que c'était le chemin à suivre. Et j'ai cru que l'on pourrait ainsi préserver l'Union soviétique», a-t-il dit.
«Un véritable chengement ne peut se produire qu’à condition d’être lancé par une nouvelle génération de leaders. Des personnes capables d’avoir de nouvelles façons de penser et qui ont le cran d’assumer leurs responsabilités», a-t-il ajouté.
Mais cela ne suffit pas. Il faut également susciter l’enthousiasme. «Certains, au sein du Parti, ont vivement réagi à toutes ces réformes. Le Parti était alors divisé, entre une majorité qui nous soutenait et une minorité, la nomenklatura [l’élite du Parti], qui a essayé à plusieurs reprises de me renverser, de me démettre lors des réunions du Soviet suprême», a raconté M. Gorbatchev.
5. L’atteinte des objectifs
«Les adversaires de la perestroïka n'ont pas été capables de s'opposer à nous ni légalement ni politiquement. C'est pour cela qu'ils ont organisé un coup d'État en 1991. Nous avions sous-estimé le danger, nous aurions dû agir avec plus de fermeté pour empêcher cela. Nous étions trop confiants. Nous croyions être sur la bonne voie. À cette époque, nous avions préparé un programme pour redresser la situation économique en URSS. Ce programme avait été soutenu par toutes les Républiques, même les Républiques baltes. Au début d’août, nous avions même préparé un nouveau traité pour l'Union. Et en novembre 1991, nous voulions tenir un Congrès pour réformer le Parti. Nous pensions que, dans cette situation, il aurait été irresponsable pour quiconque d'organiser un coup d'État. Malheureusement, ils l'ont fait, et certains de ceux qui ont organisé le coup faisaient partie de mon entourage, de mon cercle rapproché», a raconté M. Gorbatchev, en soulignant que c’est ce «coup» qui lui a véritablement fait perdre le pouvoir.
La grande erreur de M. Gorbatchev a ainsi de s’être mal entouré au moment fatidique. Il a été trahi. Là encore, une anecdote est révélatrice… Le jour même de la réunification de l’Allemagne, le chef du KGB a rencontré Mikhaïl Gorbatchev pour lui confier un dossier top-secret, qui donnait la preuve «irréfutable» que Yakovlev était un agent de la CIA. M. Gorbatchev s’est aussitôt séparé de son ami des débuts. Or, il s'agissait d’un vrai «faux-dossier», c’est-à-dire de documents véritablement issus de la CIA, mais remplis de mensonges pour intoxiquer l’ennemi le jour où il réussira à mettre la main dessus. Et le piège a fonctionné à fond, même si Yakovlev ne cessait de clamer son innocence. «La faute de Gorbatchev a dès lors été de s’être entouré de personnes dont on savait tous qu’ils ouvaient le trahir du jour au lendemain», a d’ailleurs confié, plus tard, M. Yakovlev.
«À partir de ce moment-là, j’ai perdu toute influence politique. Mais la perestroïka, elle, avait atteint un seuil de non-retour, si bien que le coup d’État est venu trop tard et était vain», a indiqué M. Gorbatchev. Oui, il a payé le prix fort du changement, mais a eu également la satisfaction d’avoir atteint les objectifs visés…
Intéressant, n’est-ce pas? Ou plutôt, inspirant, pour qui se pique de management et de leadership. «Nous avons changé le monde. Je peux le dire, car si rien n’avait été entrepris chez nous, le monde ne serait pas tel qu’il est aujourd’hui. Et cela m’a été confirmé un jour par Frederik de Klerk, l’ancien chef d’État sud-africain qui a eu le Prix Nobel de la Paix : «Sans vous, sans la perestroïka, croyez-moi, l’apartheid serait encore en vigueur en Afrique du Sud. Vous nous avez montré que changer est toujours possible», m’a-t-il confié», a dit Mikhaïl Gorbatchev.
Pour finir sur une touche d'humour, je me permets de citer l’humoriste français Francis Blanche : «Face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement»…
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