BLOGUE. Ce soir est peut-être un grand soir pour les Canadiens de Montréal : ils rencontrent les Flyers de Philadelphie au Centre Bell et mon petit doigt me dit qu’ils vont remporter… leur première victoire à domicile de la saison! Pourquoi? Tout simplement parce que Jacques Martin, l’entraîneur-chef, Pierre Gauthier, le directeur-général du club de hockey montréalais, sont au pied du mur, et donc contraints et forcés de changer de stratégie.
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Vous voyez sûrement où je veux en venir : non, «En Tête» ne devient pas un quelconque blogue sportif, je veux juste mettre ainsi en évidence un fait trop souvent méconnu des leaders. Lequel? Le fait que tout dirigeant a un mal fou à changer de stratégie en cours d’exécution, même s’il sent qu’il est en train de mener les siens droit à l’échec.
Vous avez peut-être du mal à me croire. Moi aussi, je pensais jusqu’à hier que l’une des grandes qualités de tout leader qui se respecte était l’adaptabilité, à savoir la faculté de s’adapter vite et bien à l’imprévu. Oui, jusqu’à ce que je tombe sur une étude lumineuse de deux professeurs d’économie macédoniens, Gadaf Rexhepi et Sadudin Ibraim, qui enseignent l’un comme l’autre à la South East European University, à Skopje. Leur étude, intitulée Do strategies emerge?, montre à quel point les stratèges que nous sommes, vous comme moi, dans la vie comme au travail, peinent à changer d’idées…
Pour commencer, il convient de préciser la différence entre «stratégie» et «tactique». Grosso modo, la stratégie consiste à élaborer un plan général sur la conduite des opérations nécessaires pour atteindre le but visé, et la tactique, à exécuter le plan préétabli, au besoin en s’adaptant aux circonstances. Bref, la stratégie correspond aux grandes lignes du plan, conçues avant de lancer les opérations sur le terrain.
Les deux chercheurs se sont donc penchés sur les stratégies d’affaires de 45 entreprises de Macédoine, en accordant une attention toute particulière aux éventuelles modifications apportées en cours de route. Leur constat a de quoi déstabiliser :
- 7% des entreprises étudiées ont déjà changé du tout au tout leur stratégie de départ;
- 93% n’ont jamais modifé, ne serait-ce qu’un tant soit peu, les plans préétablis.
Impressionnant, n’est-ce pas? Soit les entreprises changent tout, soit elles ne changent rien du tout. Aucune demi-mesure. Et quand elles apportent des changements radicaux, c’est généralement parce qu’elles n’ont pas vraiment d’autre choix :
- Pour mieux répondre à la demande (47%);
- Pour mieux rivaliser face à la concurrence (11%);
- Pour afficher de meilleurs résultats financiers (11%);
- Etc.
Bon, certains d’entre vous vont sourciller, en se disant secrètement que ces résultats proviennent de «l’obscure République de Macédoine», un pays dont nombre d’entre nous ignorent même l’existence, et qu’ils ne sont peut-être pas très significatifs pour les entreprises évoluant dans d’autres pays d’Europe ou d’Amérique du Nord. Détrompez-vous, car ces résultats corroborent ceux d’un autre chercheur, Andreas Rops, qui a découvert en 2005 que seulement 10% des stratégies couronnées de succès correspondent exactement à celles qui ont été conçues au départ…
Comment expliquer un tel phénomène? Essentiellement par notre résistance à toute déviation de stratégie. Cette résistance a été mise en évidence en 2000 par feu C.K. Prahalad, qui avait été professeur en stratégie d’entreprise à la Ross School of Business. Ce gourou du management avait ainsi mis au jour quatre facteurs susceptibles d’inciter un leader à modifier sa stratégie en cours de route :
- Un impair. Par exemple, la découverte en chemin qu’il avait oublié un aspect important du marché ciblé.
- Une attaque déloyale. Par exemple, un concurrent profite d’un vide juridique dans un pays pour y fabriquer des copies de son produit.
- Une évolution technologique brutale. Aujourd’hui, un produit ou un service peut devenir obsolète du jour au lendemain, vu la vitesse de l’évolution du Web et de la technologie en général.
- Un nouveau segment de marché. Idem, les marchés sont de moins en moins rigides et hermétiques, si bien que de nouveaux micro-marchés peuvent vite voir le jour, parfois même là où l’on ne s’y attendait pas (qui aurait dit, il y a un an, que Google serait aujourd’hui l’un des grands joueurs mondiaux de la téléphonie mobile?).
On le voit bien, le danger peut venir de toutes parts. En conséquence, l’idéal est-il de devenir paranoïaque, de voir du danger partout, même là où il n’y en a pas, histoire d’être prêt à parer au moindre imprévu? Non, bien sûr. C’est pourquoi M. Prahalad faisait six recommandations aux leaders qui entendent devenir des stratèges aguerris :
1. Fixez-vous des objectifs intermédiaires, car cela vous permettra de voir si vous progressez dans le bon sens, ou pas.
2. Imposez-vous de créer de la valeur et dressez la liste des moyens à mettre en œuvre pour cela.
3. Ne vous accaparez surtout pas le mérite des succès enregistrés, agissez plutôt comme celui qui a su influencer les autres pour que les objectifs visés soient atteints.
4. Veillez à ce que des personnes talentueuses oeuvrent dans votre équipe, et à ce que les talents ainsi réunis soient variés et complémentaires.
5. Déléguez le plus possible, car cela accroît toujours la rapidité d’exécution d’une équipe.
6. Ajustez sans cesse les efforts de votre équipe à la situation rencontrée, car quiconque exige de chacun son «110%» en continu va vite se retrouver avec des «blessés» sur les bras.
Voilà, c’est aussi simple que cela. Grâce à la méthode Prahalad, il est possible de devenir un meilleur stratège, voire le meilleur des stratèges. Essayez, ne serait-ce qu’avec un de ces six points, et vous verrez…
Maintenant, revenons à notre point de départ, les Canadiens de Montréal et leur série noire du début de saison. Comment puis-je affirmer qu’inconsciemment MM. Martin et Gauthier vont appliquer la méthode Prahalad? Tout bonnement parce que cette méthode est, au fond, intuitive et que quiconque se retrouve dans une situation aussi lamentable que la leur est contraint, s’il veut survivre, de reconnaître qu’il lui faut changer de stratégie radicalement. Là encore, vous verrez sur la glace, ce soir-même…
À cela s'ajoute un imprévu : blessé, l'attaquant Max Pacioretty ne pourra pas particper à la rencontre. L'absence du meilleur pointeur de la formation montréalaise (deux buts et quatre passes) forcera donc à un changement de stratégie majeur.
Enfin, comment puis-je m’avancer au point de prédire une victoire du CH? Mon petit doigt magique? Non, bien entendu, juste un coup d’œil rapide aux statistiques fournies par mon collègue Marc Gosselin : si l’on écarte les matchs nuls (qui ne sont maintenant plus de mise), depuis 1974, les Canadiens ont gagné 42 fois et perdu 30 fois face aux Flyers, quand les deux équipes se sont rencontrées à Montréal ; autrement dit, les Canadiens l’ont emporté 3 fois sur 5. Tout porte donc à croire en une victoire de la Sainte-Flanelle…
Le poète français René Char a d’ailleurs dit une chose qui pourrait intéresser, à mon avis, tout joueur de hockey : «Agir en primitif et prévoir en stratège»…
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