BLOGUE. Êtes-vous comme moi, vous pensez une chose et vous retrouvez souvent à en faire une autre? À dire blanc un jour, pour penser noir un autre? À considérer que les certitudes sont, en fin de compte, juste faites pour être démolies? Je n'en doute pas une seconde. Pourquoi? Parce que le fait d'être contradictoire ne date pas d'hier. C'est peut-être même le propre de l'homme...
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Cette idée m'est venue hier en parcourant un petit livre d'une richesse prodigieuse, Le Problème XXX d'Aristote (Allia, 2010). Le philosophe grec s'y interroge sur l'influence du corps sur nos pensées, en particulier des pensées que l'on a lorsqu'on est mélancolique, ou, comme le dit-il, lorsque la «bile noire» nous envahit. Oui, il s'intéresse au problème de l'unité de l'âme et du corps, sachant que son maître, Platon, estimait que le corps était une entrave dans la recherche de la vérité si bien que la vie de tout philosophe se devait de viser le détachement et l'isolement de l'âme.
Quel intérêt de méditer de la sorte sur ce qui unit, ou pas, le corps et l'âme? Eh bien, pour qui se pique de management et de leadership, ça peut être de mieux comprendre ce qui influence vos décisions, surtout les décisions importantes que vous avez à prendre tout au long de la journée. Ça peut aussi être de savoir pourquoi vous commettez parfois des erreurs impardonnables. Ou encore, pourquoi l'un de vos collègues fait systématiquement le contraire de ce qu'il dit.
Un exemple pour saisir tout le sel de ce texte d'Aristote : le passage numéro 12...
«12. Pourquoi l'homme pense-t-il une chose et se retrouve-t-il à en faire une autre? Est-ce parce que la science d'une chose est également science de son contraire? Ou parce que l'intelligence s'applique à de nombreux objets, alors que le désir n'en vise qu'un seul? La majeure partie de la vie de l'homme est dirigée par l'intelligence, tandis que celle des bêtes l'est par le désir, l'impulsion et l'envie.»
Que faut-il comprendre là? Notamment que nous souffrons tous du même mal : nous voulons accomplir mille et une choses, dans le moins de temps possible. Répondre à un courriel, envoyer un tweet, retourner un appel de la veille, boucler un dossier avant la fin de la semaine, etc. Notre intelligence, donc, saute du coq à l'âne, alors que l'efficacité voudrait que l'on ne s'applique qu'à une chose à la fois. Oui, nous nous écartons alors de ce qui fait de nous des êtres humains, en cédant à la part animale en nous, qui ne réagit que sous les coups de butoir du «désir, de l'impulsion et de l'envie».
Prenons un autre exemple, qui illustre à merveille, à mon avis, nos contradictions quotidiennes...
«4. Pourquoi le chemin nous paraît-il plus long lorsque nous marchons sans savoir quelle distance il nous reste à parcourir que lorsque nous le savons? (...) C'est que ce qui est infini est toujours plus grand que ce qui est défini. Si l'on connaît la distance à parcourir, le chemin est nécessairement déterminé, mais lorsqu'on l'ignore, l'âme fait un faux raisonnement et le chemin paraît infini. Donc, si une chose ne semble pas déterminée, elle paraît infinie (...).»
D'où l'intérêt de se fixer, à soi et à son équipe, des objectifs réalistes, à savoir mesurables et atteignables. Sans quoi, on risque de se désespérer, voire d'abandonner un beau projet, alors que s'il avait été abordé autrement, il aurait pu être mené à bien.
Poursuivons avec une autre réflexion d'Aristote, concernant, si l'on veut, les capacités intellectuelles des baby-boomers et des membres de la génération Y...
«5. Pourquoi avons-nous plus d'intelligence lorsque nous sommes plus avancés en âge, mais apprenons-nous plus vite lorsque nous sommes jeunes? Est-ce parce que la divinité nous a dotés de deux instruments qui nous permettent d'utiliser les instruments extérieurs : la main pour le corps et l'intelligence pour l'âme? (...) Peu après la naissance, nous utilisons mieux la main. (...) Cela étant, l'intelligence nous est donnée plus tardivement que la faculté d'utiliser nos mains, puisque les instruments de l'intelligence se forment plus tard que ceux de la main, (si bien que) l'intelligence devient à notre pleine disposition avec la vieillesse. (...)
«Et nous apprenons plus vite lorsque nous sommes jeunes parce que nous n'avons encore aucune connaissance. Une fois dépassé un certain nombre de connaissances acquises, nous ne sommes plus en mesure d'apprendre avec autant d'efficacité. Nous nous trouvons alors dans une situation comparable à celle de l'homme qui n'a aucun mal à se rappeler les gens qu'il a rencontrés en premier le matin, mais qui, à mesure que la journée avance, n'est plus capable de faire aussi bien fonctionner sa mémoire, car il a fait de nombreuses rencontres.»
Quelle leçon en tirer? Par exemple, que la haute direction d'une entreprise commet une erreur lorsqu'elle envoie un même message à tous les employés. Pourquoi? Parce que celui-ci ne sera pas perçu de la même manière par l'employé baby-boomer proche de la retraite et par la nouvelle recrue âgée de moins de 30 ans. Eh oui, leurs capacités intellectuelles ne sont pas les mêmes, du moins leurs connaissances et leurs centres d'intérêt. L'idéal serait donc, entre autres, de communiquer à l'interne de différentes façons (rencontre individuelle, courriel interne, page Facebook intranet,...) pour s'assurer que le message envoyé a été bien saisi par tout le monde. Et non de se contenter d'un bête courriel «envoyé à tous»...
Enfin, une dernière méditation, rien que pour le plaisir...
«13. Pourquoi des gens intelligents passent-ils leur temps à accumuler des biens au lieu de jouir de ceux qu'ils possèdent? Est-ce parce qu'ils suivent ainsi l'usage commun? Ou parce qu'il est agréable d'espérer?»
Malin, n'est-ce pas? Aristote s'est bien gardé de donner une réponse nette et tranchée. Il s'est contenté de nous lancer sur une piste, libre à nous – et donc à vous –d'en tirer une conclusion...
Voilà. En savez-vous maintenant un peu plus sur ce qui fait que nous sommes continuellement, vous comme moi, victimes de nos contradictions? Avez-vous saisi que ce qui nous fait hésiter, et parfois nous tromper, est bien souvent l'absence de déterminants? Ou plutôt, d'informations fiables permettant de trancher avec justesse?
Et que ce n'est pas tout: que notre corps pèse lourdement sur nos pensées? Oui, notre corps âgé, ou jeune. Notre corps féminin ou masculin. Notre corps obèse, ou svelte. Notre corps fatigué, ou dynamique. Bref, nos contradictions quotidiennes découlent également en partie de notre état de santé.
Par conséquent, nous nous empêtrons dans nos contradictions faute de réflexion mesurée, oui, faute de tenir compte de nous-mêmes comme élément de réflexion. Nous croyons que seules importent les données du problème qui nous préoccupe, et nous nous trompons, car nous refusons ainsi de voir la dimension humaine du problème, pour ne pas dire sa dimension personnelle.
Ce qui me fait songer à Montaigne lorsqu'il dit dans De l'expérience (3, XIII) : «Je déteste qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l'esprit soit cloué au corps, ni qu'il se vautre sur lui, mais je veux qu'il se tienne à lui, qu'il s'assoie et non qu'il se couche sur lui. Aristippe ne prenait la défense que du corps, comme si nous n'avions pas d'âme, et Zénon ne prenait parti que pour l'âme, comme si nous n'avions pas de corps. Tous deux avaient grand tort...»
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