BLOGUE. À l’annonce du décès d’Oussama ben Laden, des explosions de joie ont eu lieu devant la Maison-Blanche et à Ground Zero. Dix années plus tôt, après le 11-Septembre, des scènes de liesse similaires s’étaient produites dans nombre de pays arabes. Drapeaux au vent, pleurs de bonheur, chants de victoire, etc. Pourquoi se réjouit-on ainsi de la défaite d’un adversaire, et à moindre échelle du revers d’un concurrent ou d’une bourde d’un collègue qu’on n’apprécie guère? L’explication se trouve, une fois de plus, dans le labyrinthe de notre cerveau…
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Ainsi, une équipe de chercheurs de l’University College London dirigée par Tania Singer a procédé il y a quelques années de cela à une expérience sur la manière dont on réagit face aux malheurs des autres, et en particulier de ceux qu’on n’aime pas beaucoup. Ils ont demandé à 16 hommes et à 16 femmes de regarder tout d’abord une scène particulière, à savoir deux personnes se livrant au fameux «dilemme du prisonnier» – un classique de la théorie des jeux –, puis d’assister à la punition réservée à ceux-ci.
Le dilemme du prisonnier? Il caractérise les situations où deux joueurs auraient tout intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l'autre sont si fortes que la coopération n'est jamais sélectionnée par un joueur rationnel. Albert Tucker, un mathématicien américain d’origine canadienne, le présentait sous la forme d’une histoire…
Deux suspects (en réalité, les deux responsables du crime) sont arrêtés par la police. Le hic? Les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre : «Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Et si personne ne se dénonce, vous aurez tous les deux 6 mois de prison».
Chacun des prisonniers a alors logiquement la réflexion suivante à propos de son complice :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, je ferai 10 ans de prison ;
- Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
• « Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
- Si je me tais, je ferai 6 mois de prison ;
- Mais si je le dénonce, je serai libre. »
Et de conclure : «Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer».
Si chacun des complices suit effectivement ce raisonnement, ils écoperont de 5 années de prison, l’un comme l’autre. Mais voilà, s'ils étaient tous deux restés silencieux, ils n'auraient écopé que de 6 mois chacun… Cet exemple montre qu’être purement rationnel et individualiste ne mène pas toujours à la meilleure solution.
Le dilemme du prisonnier est ce qu’on appelle un jeu est à somme non nulle, c'est-à-dire que la somme des gains pour les participants n'est pas toujours la même. Il faut dès lors tenir compte de l’option de la collaboration. Autrement dit, ce dilemme fournit un cadre général pour penser les situations où deux ou plusieurs acteurs ont un intérêt à coopérer, mais un intérêt encore plus fort à ne pas le faire si l'autre le fait, et aucun moyen de contraindre l'autre. Les sciences humaines, bien entendu, l’ont adopté pour parler de situations bloquées par la difficulté à coordonner les actions des différentes personnes impliquées ou pour vérifier – et éventuellement sanctionner – les déviances égoïstes.
C’est ici qu’on en revient à l’expérience menée par Tania Singer. Les participants ont assisté à la scène du dilemme du prisonnier, où ils voyaient l’un des suspects rester loyal envers son complice, et l’autre le trahir. Puis, ils ont été placés dans un appareil à imagerie par résonance magnétique (IRM) afin de voir comment réagissait leur cerveau au moment de la punition des deux. En fait, l’un comme l’autre étaient reconnus coupables du crime commis et punis de la même manière, par un choc électrique douloureux envoyé à la main droite.
Résultat? Au moment où les deux ont reçu le choc électrique, les zones du cerveau liées à la douleur et à l’empathie se sont activées d’un coup, signe que voir les autres souffrir nous fait du mal, même s’il s’agit de criminels. C’est plus fort que nous, nous avons toujours de la compassion pour autrui, quel qu’il soit.
Fait intéressant : la réaction a été nettement plus vive dans le cas du «bon» criminel (celui qui est resté loyal envers son complice) que dans le cas du «méchant» (celui qui a trahi). De plus, l’équipe de Mme Singer a noté une grande différence entre les hommes et les femmes, à ce moment-là : quand les hommes ont assisté à la punition du traître, des zones très précises se sont aussi activées dans leur cerveau – notamment le striatum ventral et le noyau accumbens –, ce qui était nullement le cas chez les femmes. Or, ces zones sont concernées dès qu’on éprouve un plaisir intense, comme ceux pouvant découler du sexe, de la drogue et du rock n’ roll… Il semble donc que les hommes – et pas franchement les femmes – éprouvent une réelle «jubilation» à voir punis les vrais méchants!
«Cette découverte de l’activation du stratium ventral dans ce cas semble confirmer l’hypothèse selon laquelle les êtres humains éprouvent une certaine satisfaction lorsque la justice est appliquée sous leurs yeux, et ce même si les instruments de punition sont hors de leur contrôle», est-il souligné dans l’étude.
Voilà pourquoi nombre d’Américains ont jubilé à l’annonce de la fin d’Oussama Ben Laden, et aussi pourquoi nombre d’Arabes ont fêté l’écroulement des deux tours du World Trade Center. Le méchant – dans un cas «le chef d’al-Qaïda», et dans l’autre «l’impérialisme américain» – était sanctionné, et cela a fait un bien fou à tous ses adversaires.
Idem, quand votre concurrent direct lance un produit ou un service qui ne trouve pas preneur, ou quand votre boss tant haï finit par se faire limoger. Ou encore, quand vous êtes un électeur conservateur ou néo-démocrate et que vous constatez que vos opposants idéologiques se retrouvent en pleine déconfiture... Pas vrai?
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