BLOGUE. Vous comme moi, nous avons tous des croyances solidement ancrées en nous. Une des plus courantes, à mon avis, veut que la créativité est dynamisée par les contraintes. Les exemples appuyant cette croyance sont à foison : le manque de moyens, entre autres, pousse à être inventif, comme le montrent ces enfants qui s’inventent des jeux innombrables avec des bouts de bâtons et qui, inversement, s’ennuient rapidement si l’on met à leur diposition une dizaine de jeux différents. Mais la question est de savoir si c’est vrai, et dans l'affirmative, si c’est toujours vrai…
Découvrez mes précédents posts
Et beaucoup d'autres articles management sur Facebook
La réponse à ces interrogations, je crois l’avoir. Je l’ai trouvée dans une étude très simple, mais lumineuse, intitulée Induction and evolution in the origins of inventions : evidence from smoking cessation products, signée par deux économistes de renom : Seth Werfel, de la Réserve fédérale de New York, et Adam Jaffe, de la Brandeis University, à Waltham (Massachusetts). Celle-ci vise à savoir si une hausse des taxes prélevées sur la vente de cigarettes a un impact positif sur l’innovation en matière de produits pour arrêter de fumer, et donc, si l’on généralise le résultat de l’étude, à savoir si davantage de contraintes pousse oui ou non à innover.
Voici comment les deux économistes américains s’y sont pris… Ils ont constaté que la cigarette est la principale source de décès aux Etats-Unis : 1 mort sur 5, soit en moyenne quelque 443 000 décès par an, lui est due, d’après le Center for Disease Control. D’où l’importance pour les autorités américaines de combattre ce fléau, ce qui peut se faire par des hausses de taxes sur les ventes de cigarettes, ou encore par l’adoption de lois discriminantes à l’égard des fumeurs, comme l’interdiction de fumer dans certains lieux publics.
Des études précédentes (Ringel et Evans, 2001; Tauras, 2004 et 2006; etc.) ont déjà montré que toute hausse de taxes se traduit par une baisse de la consommation de cigarettes. Il semble donc raisonnable de présumer que des entreprises vont notamment réagir à ces hausses de taxes par davantage de R&D pour mettre au point des produits pour arrêter de fumer, car il y a là un marché à prendre, à savoir tous ceux qui aimeraient décrocher de la cigarette parce que ça commence à leur coûter cher, mais qui ont du mal à le faire par eux-même, sans aide, avancent les deux économistes. Mais cela reste à prouver, car se lancer dans une telle opération comporte de grandes incertitudes : ce nouveau marché existe-t-il bien? Les gens concernés sont-ils réellement prêts à mettre de l’argent dans des produits dont l’efficacité n’est pas garantie à 100%? Et même, est-on sûr de trouver le produit qui plaira aux consommateurs? Etc.
Ce n’est pas tout. L’innovation dépend de nombreux facteurs, dont il faut toujours tenir compte. Par exemple, «les inventions passées réduisent le potentiel d’inventions futures», indiquent-ils. C’est-à-dire que si un marché est déjà saturé d’innovations récentes et pertinentes, il n’est pas évident de se dire qu’on va investir dans la R&D pour innover encore.
On le voit bien, il existe des conditions de marché qui sont plus ou moins propices à l’innovation. Et MM. Werfel et Jaffe en ont tenu compte dans leur étude. Ils ont, de fait, mis la main sur une base de données inédite, soit le détail de l’ensemble des inventions de produits pour arrêter de fumer entre 1951 et 2004, et ils ont étudié celles-ci par rapport aux politiques gouvernementales anti-tabac menées aux Etats-Unis. Ils ont regardé si les 342 brevets déposés en la matière durant ces dernières décennies sont survenus en même temps que des renforcements des mesures visant à lutter contre la tabagie. Et ils ont appliqué différents calculs économétriques pour vérifier s’il y avait corrélation entre les deux, ou pas.
Résultat? Non, il n’y a pas de corrélation. C’est-à-dire que ce n’est pas parce que le gouvernement a accru les taxes sur les ventes de cigarettes, par exemple, que des entreprises se sont lancées dans des opérations de R&D pour mettre au point des produits pour arrêter de fumer. Par conséquent, davantage de contraintes ne pousse pas forcément à innover.
Les deux économistes sont allés plus loin dans leur recherche, et ont cherché un autre type de corrélation, à savoir si l’arrivée sur le marché d’une «innovation radicale» avait une effect positif, négatif ou neutre sur les inventions suivantes. Ils ont observé que les innovations ne surviennent pas au fil du temps de manière régulière et continue, elles surviennent plutôt par pics soudains et peu prévisibles. C’est ce qu’il s’est notamment passé en 1984, avec la gomme à mâcher Nicorette, le premier traitement palliatif pour se sevrer de la nicotine après l’arrêt du tabac. Des produits similaires ont alors vu le jour, chacun cherchant à rafler des parts du nouveau marché qui venait de voir le jour.
De surcroît, ces pics d’innovation semblent d’autant plus éloignés les uns des autres dans le temps qu’est survenu récemment une «innovation radicale». On peut donc avancer sans trop se tromper que l’avènement du iPad, rapidement suivi par des produits semblables fabriqués par les concurrents d’Apple, correspond à un de ces pics, et que la prochaine «innovation radicale» dans le marché des tablettes numériques n’est pas pour demain…
La conclusion est fort simple : les contraintes ne sont pas la panacée, mieux vaut miser sur l’émulation. Voir les autres créer nous stimule, cela nous pousse à faire comme eux, voire mieux qu’eux. En élargissant la portée de l’étude de MM. Werfel et Jaffe, on peut dire que l’idéal pour innover est de baigner dans un milieu propice à la créativité, et non pas de se mettre des chaînes aux pieds pour se forcer à avancer autrement. Qu’en pensez-vous?
Le publicitaire Alex Osborn, le «O» des quatre fondateurs du réseau d'agences BBDO, aimait à dire : «La créativité est une fleur qui s’épanouit dans les encouragements, mais que le découragement, souvent, empêche d’éclore»…
Découvrez mes précédents posts