BLOGUE. À la veille du festival Mode & Design, je flânais dans l’exposition Jean-Paul Gaultier du Musée des beaux-arts de Montréal, au beau milieu de mannequins rehaussés de robes en plumes de poulette et autres manteaux de peau retournée d’inspiration mongole, quand m’est venue une idée : l’élégance, oui, l’élégance peut-elle avoir la moindre importance en matière de leadership?
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Pour être précis, mes yeux caressaient l’un des célèbres corsets coniques du couturier français – celui qui donne l’impression de regarder un masque africain rouge vif – quand, sourire en coin, je me suis dit que Jean-Paul Gaultier avait atteint un tel aboutissement dans son art qu’il parvenait à prendre assez de distance avec celle-ci pour s’en amuser. Auto-dérision? Non, plutôt la recherche d’un absolu, d’un dépassement perpétuel de soi, pour ne pas dire du sublime. Avec ce corset, peut-être a-t-il d'ailleurs tutoyé le génie…
Mais voilà, à force de décliner les corsets de toutes les façons imaginables, et ce depuis ses débuts dans les années 1980, peut-on encore parler d’élégance? Oui, les œuvres de Jean-Paul Gaultier peuvent-elles être dites «élégantes»? Interrogations d’autant plus pertinente que deux jeunes femmes sont passées à côté de moi, l’une d’elles montrant une robe on ne peut plus classique en murmurant «Ah, ça, tu vois, je pourrais le porter»…
Et je me suis donc tout naturellement posé la question suivante : «C’est quoi, au juste, l’élégance?». Je me suis alors souvenu du Dictionnaire philosophique portatif de François Marie Arouet, dit Voltaire, dans lequel une des entrées est le mot «Élégance». Sa définition : «Ce mot, selon quelques-uns, vient d’electus (choisi). On ne voit pas qu’aucun autre mot latin puisse être son etymologie : en effet, il y a du choix dans tout ce qui est élégant. L’élégance est un résultat de la justesse et de l’agrément.»
Voltaire poursuit en indiquant que Cicéron se servait de ce mot «pour exprimer un homme, un discours poli». Il s’agit dès lors d’une attitude, d’une forme d’expression du raffinement. «L’élégance d’un discours n’est pas l’éloquence, c’en est une partie : ce n’est pas la seule harmonie, le seul nombre; c’est la clarté, le nombre et le choix des paroles. (…) Un discours peut être élégant sans être un bon discours, l’élégance n’étant en effet que le mérite des paroles; mais un discours ne peut être absolument bon sans être élégant», ajoute-t-il.
«Un orateur peut convaincre, émouvoir même sans élégance, sans pureté, sans nombre. (…) Le grand point dans l’art oratoire, c’est que l’élégance ne fasse jamais tort à la force», précise-t-il.
Pour appuyer son propos, Voltaire fait référence à La Fontaine… «Il est à remarquer que si l’élégance a toujours l’air facile, tout ce qui est facile et naturel n’est cependant pas élégant. Il n’y a rien de si facile, de si naturel que «La cigale ayant chanté | Tout l’été…» et «Maître corbeau, sur un arbre perché…». Pourquoi ces morceaux manquent-ils d’élégance? C’est que leur naïveté est dépourvue de mots choisis et d’harmonie. «Amants, heureux amants, voulez-vous voyager? | Que ce soit aux rives prochaines…» (La Fontaine, Livre IX, fable xi) et cent autres traits ont, eux, avec d’autres mérites, celui de l’élégance».
On le voit bien, l’élégance découle d’une alliance de grâce, de pureté et d’harmonie, que ce soit dans une forme ou dans un mouvement. Être élégant, c’est par conséquent faire montre de toutes ces qualités. Par exemple, on peut considérer l’élégance comme une forme de délicatesse morale, qui consiste à ne pas dire un mot plus haut que l’autre, ou encore à tempérer ses émotions vis-à-vis d’autrui dans l’optique d’entretenir avec lui une relation harmonieuse. Respecter l’autre, c’est ainsi avoir l’élégance de reconnaître ses torts.
A contrario, certains estiment peut-être que l’élégance trahit la vanité d’une personne. Ils croient que ceux qui redoublent d’efforts pour sans cesse bien paraître, que ce soit par de belles tenues vestimentaires ou par des manières savamment contrôlées, le font pour se sentir mieux dans leur peau, voire pour séduire. Ils voient l’élégance comme le témoignage d’un égoïsme monstrueux.
Le hic dans cette façon d’aborder la notion d’élégance? C’est qu’il y a là confusion entre amour de soi et amour-propre. L’amour de soi est tout à fait louable, car cela permet d’avoir une personnalité équilibrée. En revanche, l’amour-propre renvoie à l’apparence, il correspond à une passion artificielle et funeste, car celle-ci repose sur la comparaison avec autrui ainsi que sur le désir de paraître et de dominer. La vraie élégance est liée à l’amour de soi, pas à l’amour-propre.
Que déduire de tout cela en matière de leadership? Ou plutôt, comment – et à quoi bon – un leader devrait-il user d’élégance? Eh bien, j’ai déjà évoqué la réponse, me semble-t-il. Tout bonnement en usant de «délicatesse morale»…
Bien entendu, se vêtir avec goût, c’est-à-dire en accord avec ses valeurs personnelles, est une bonne chose à faire. Communiquer avec les autres de manière courtoise aussi. Mais ce n’est pas tout : il convient également de se comporter avec du style. Oui, du style!
Jean-Paul Gaultier offre en cela une magnifique leçon. Je ne prendrai qu’un exemple, celui de ses corsets coniques. Le couturier a eu l’intelligence de réinterpréter avec humour ce signe d’enfermement du corps féminin : au XIXe siècle, le corset servait, entre autres, à dissimuler les ventres arrondis par la grossesse, une vision alors jugée indécente en raison de considérations religieuses; lui a pris le contre-pied de cette image, en en faisant un objet soulignant au contraire la plénitude de la femme moderne.
Fini l’instrument de torture, place à la nouvelle puissance du féminin! Son mot d’ordre : «Soyez vous-même!». Un mot d’ordre qui a séduit nombre de vedettes, Madonna en tête avec ses tenues de scène gaultiérisées pour le Blond Ambition World Tour de 1990 et pour le Confessions Tour de 2006, tout comme Grace Jones, Dita von Teese et plus récemment Kylie Minogue.
Pour moi, être élégant, c'est se faire l'hymne de la liberté, de la différence, de la tolérance, pour ne pas dire de l'intelligence! C'est offrir la possibilité aux autres de grandir, de s'embellir. Rien de moins. Tout cela m'est venu en déambulant au milieu des mannequins bavards comme des pies, mais ô combien élégants. Oui, très très élégants, parfois même sublimes.
En sortant de l'exposition, le visiteur curieux peut apercevoir du coin de l'oeil une salle du musée dédiée à l'Antiquité. À l'entrée de celle-ci trône un buste de Socrate. Le philosophe grec aimait justement à dire : «Une âme manquant de culture et d'élégance est naturellement portée à la démesure»…
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