BLOGUE. Dire aux autres ce qu’on pense d’eux est aujourd’hui considéré comme un devoir essentiel pour qui entend agir comme un bon leader d’équipe ou d’entreprise. Cela implique de saluer les bons coups, mais aussi de souligner les ratages, en toute franchise, en tentant surtout de miner le moins possible l’estime de soi des personnes directement concernées par l'échec. Pas vrai? Eh bien non, ce n’est pas vrai! Du moins pas totalement…
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C’est que donner du feedback – positif comme négatif – est loin d’être toujours la bonne chose à faire. Pourquoi? Parce que c’est rarement utile aux personnes à qui cela s’adresse. Et parce que cela peut avoir sur certains – 10% d’entre nous – des effets désastreux qui sont difficilement prévisibles.
Je peux être aussi affirmatif parce que je m’appuie sur une étude sur le sujet, intitulée Managing self-confidence : theory and experimental evidence. Celle-ci est signée par quatre chercheurs en économie : Markus Mobius et Tanya Rosenblat, tous deux de l’Iowa State University, Muriel Niederle, de Stanford, et Paul Niehaus, de l’University of California at San Diego. Elle montre que nous avons, vous comme moi, une façon propre d’interpréter ce qui nous dit au sujet de notre performance au travail, oui, une façon si particulière, si biaisée en fait, que notre interlocuteur aura beau essayer de faire passer un message, celui-ci aura très peu de chances de nous parvenir sans distorsion.
Pour trouver cela, les quatre chercheurs ont procédé à une série d’expériences visant à mesurer l’évolution de l’estime de soi de 656 étudiants en université, en fonction des feedbacks reçus. Pour commencer, ils ont demandé à chacun d’eux de répondre correctement au maximum de questions possibles à un test de QI de 30 questions, en l’espace de quatre minutes. Des questions du type «Un argument fallacieux est (a) perturbant, (b) valide, (c) faux, (d) nécessaire» et «LIVED est à DEVIL ce que 6323 est à (a) 2336, (b) 6232, (c) 3236, (d) 3326, (e) 6332». Pour chaque bonne réponse, la personne empochait 25 cents.
Le plus important était qu’avant le test, les personnes devaient dire si elles croyaient qu’elles allaient figurer ou non dans la moitié supérieure du palmarès des participants qui serait établi à la toute fin. Et une fois le test effectué, elles devaient refaire leur pronostic.
Puis, l’opération a été répétée quatre autres fois, mais avec certaines modifications dans la procédure destinées à voir si le feedback fourni pouvait influencer les pronostics des gens relativement à leurs performances futures et à leur estime de soi. Chacun a ainsi reçu à chaque fois qu’on leur demandait de faire une prévision un avis qui, en réalité, était le fruit du hasard : les étudiants avaient alors 75% de chances de recevoir un message affirmant que leur dernier test de QI les avait fait figurer dans la première moitié du palmarès des meilleurs participants, et 25%, l’inverse.
Résultat? De manière stable, 36% des participants ne changeaient pas d’opinion à leur égard par rapport à leur avis précédent. Et pas loin de 16% d’entre eux n’ont jamais changé d’opinion durant les quatres tests où il leur était donné du feedback. Quant à ceux qui se sont laissés influencer par le feedback, leur proportion est allée en diminuant, test après test, à raison respectivement de 13, 9, 8 et 7%.
Les conclusions de cette expérience sont multiples, d’après les quatre chercheurs. L’une d’entre elles est qu’on assiste à une forme d’auto-protection face au feedback, c’est-à-dire que les participants écoutent de moins en moins ce qui leur est dit à leur propos, et ce, peu importe que la critique soit positive ou négative. Une autre est que ceux qui reçoivent un feedback positif sont ceux qui sont les plus prompts à revoir le jugment qu’ils portent sur eux-mêmes; et inversement, ceux qui ont un feedback négatif sont les moins enclins à reconsidérer leur opinion d’eux-mêmes. Bref, nous avons tendance à devenir überconfiants, c’est-à-dire à avoir une immense confiance en soi, face à des critiques positives répétées, et à faire la sourde-oreille quand nous sommes confrontés à des critiques négatives.
Pourquoi nous réfugions-nous ainsi dans le déni? Les chercheurs ont procédé à une autre expérience pour le déterminer : ils ont donné aux participants du feedback en leur indiquant qu’ils étaient non pas en compétition avec d’autres personnes, mais avec un robot. Et ils ont alors constaté une plus grande attention aux critiques de leur performance et un moindre impact sur l’estime de soi. Grosso modo, peu importait pour eux d’être comparés à un robot, cela n’affectait pas le regard qu’ils portaient sur eux. En conséquence, nous avons le réflexe de nous protéger des signaux témoignant de notre infériorité par rapport aux autres, de peur que si nous en tenions compte, notre moral s’effondrerait.
Une toute dernière expérience présentait la variante suivante : les participants pouvaient payer pour ne pas recevoir de feedback. Et quelque 10% d’entre eux l’ont fait, vraisemblablement par crainte de se faire influencer – pour ne pas dire miner – par ce qui leur aurait été révélé. Comme quoi, mieux vaut pour certains ne jamais avoir de feedback…
À noter une grande différence entre les hommes et les femmes en matière d’estime de soi et de tolérance au feedback. Ainsi, les hommes réagissent davantage aux critiques que les femmes, que celles-ci soient positives ou négatives : ils vont donc plus facilement avoir la grosse tête ou bien le moral à zéro qu’elles. Et quand il s’agit de personnes ayant peu confiance en elles, l’estime de soi est plus aisément endommagée chez une femme que chez un homme, en cas de reproches répétés.
On le voit bien, le feedback est une technique managériale à utiliser avec beaucoup plus de prudence que ce qu’on croit d’habitude. D’une part, nous sommes, vous et moi, réfractaires aux critiques, au point de ne bien vouloir entendre que ce que nous souhaitons entendre. D’autre part, cela peut faire des ravages considérables sur certains d’entre nous, en particulier sur les femmes plus sensibles que les autres
Alors, vaut-il mieux se taire? Ne pas dire à autrui ce qu’on pense de sa performance au travail, en particulier lorsque celle-ci n’est pas à la hauteur de vos espérances? Non, bien sûr! Telle n’est pas la conclusion à tirer de cette étude.
À mon avis, on doit plutôt en déduire que rien ne sert de se contenter de critiquer la performance d’un membre de son équipe. Mieux vaut tenter d’établir avec lui un échange sur la performance globale de l’équipe et de réfléchir avec lui sur le meilleur moyen d’améliorer celle-ci, en faisant subtilement glisser la discussion sur ce que lui pourrait faire de mieux pour aider les autres dans leur mission. L’important, c’est l’échange. Le partage d’idées. Le lien de confiance entre le leader et son équipier. Et surtout pas la réprimande ou la banale petite tape dans le dos.
L’idéal? Ouvrir franchement la discussion avec les membres de votre équipe, et leur demander de vous apporter du feedback. Si vous réussissez ce tour de force, alors règnera une confiance incroyable dans l’équipe. Garanti!
Le poète latin Horace disait : «Qui a confiance en soi guide les autres»…
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