BLOGUE. Un événement s’est produit, sans que vous l’ayez vu venir. Un événement fâcheux, qui compromet vos projets ou qui contredit vos croyances. C’est l’employé-clé de votre équipe qui rejoint les rangs d’un concurrent, le partenaire de longue date qui se défile, ou encore l’accident qui brise votre élan. Que faire? Réagir, bien sûr! Mais comment?
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Pas facile de répondre à ça. Vous me direz que c’est du cas par cas, qu’une solution à un problème n’est pas forcément valable pour un autre, qu’il n’y a rien de plus dangereux qu’une généralisation. Bah blah blah… Dès qu’un imprévu majeur se produit, nous nous retrouvons face à l’inconnu, c’est-à-dire face à un problème dont nous ne soupçonnions jusqu’alors même pas l’existence. L’idéal est alors, à mon avis, de partir à l’exploration de cette terra incognita avec méthode.
Oui, mais quelle méthode, me direz-vous avec raison? De fait, il en existe d’innombrables, et les recherches universitaires sur la gestion de projet (project management) n’ont pas fini de faire le tour du sujet. Cela étant, toutes ces études tournent autour d’une stratégie immuable, qui consiste à procéder par étapes, soit : adopter un plan ; le mettre en branle ; vérifier sa validité et sa bonne exécution ; et le mener jusqu’à son terme. Cela étant, une question théorique fait toutefois débat, ces temps-ci : vaut-il mieux agir en suivant ces étapes les unes après les autres, ou bien en les menant toutes en parallèle?
La réponse à cette interrogation, je crois l’avoir trouvée dans une étude passionnante intitulée The strategy of parallel approaches with unforeseeable uncertainty, signée par Sylvain Lenfle, chercheur du Centre de recherche en gestion de l’École Polytechnique, à Paris. Oui, une étude passionnante parce qu’elle propose une réponse surprenante : le mieux n’est pas d’agir de manière séquentielle, il n’est pas non plus de procéder en parallèle, mais d’une autre façon encore…
Pour faire cette découverte, M. Lenfle s’est penché sur une vieille histoire devenue un classique dans le domaine de la gestion de projet, à savoir le Projet Manhattan. Le Projet Manhattan? C’est le nom de code du projet de recherche scientifique mené pendant la Seconde Guerre mondiale qui permit aux États-Unis - assistés par le Royaume-Uni et le Canada – de réaliser la première bombe A de l'Histoire, en 1945.
Sous la direction du physicien Robert Oppenheimer et du général Leslie Groves, le projet fut lancé en 1942 dans le plus grand secret, suite à une lettre cosignée par Albert Einstein au président américain Roosevelt selon laquelle l'Allemagne nazie travaillait vraisemblablement sur un projet de bombe atomique. La mission : mettre au point le plus vite possible un engin de destruction si puissant que les ennemis rendront aussitôt les armes. Deux défis principaux : produire de la matière fissile pour la bombe atomique ; et mettre au point le design adéquat de la bombe elle-même. Et ce, sous une énorme contrainte de temps.
On le voit bien, tous ceux qui participaient au Projet Manhattan étaient en plein inconnu. Les scientifiques de Los Alamos eux-mêmes ne savaient pas s’il était techniquement possible de mettre au point une bombe atomique! «La difficulté consiste à convertir des possibilités en des probabilités, c’est-à-dire de passer de la théorie à la pratique», écrivait à l’époque le général Groves.
L’incertitude a été levée en décembre 1942, au-dessous des gradins du Stagg Field de l’Université de Chicago, où une équipe menée par le physicien Enrico Fermi parvint à réaliser la première réaction nucléaire en chaîne auto-entretenue. Dès lors, la priorité est devenue de produire de la matière fissile en quantité industrielle. Deux projets parallèles ont été aussitôt entrepris : le premier concernait l’uranium, et le second le plutonium.
Plusieurs techniques permettent d’effectuer la séparation isotopique de l’uranium 235, la principale étant par diffusion gazeuse d'hexafluorure d'uranium, d’autres étant par diffusion thermique et par séparation électromagnétique. Pour la bombe, les scientifiques du Projet Manhattan ont utilisé un mécanisme appelé gun (canon) pour obtenir la masse critique d’uranium 235 : une masse d’uranium 235 (bullet) était lancée dans un tube vers une autre masse d’uranium 235, créant ainsi la masse critique nécessaire à l'explosion.
Quant au plutonium 239, il s’agit d’un élément de synthèse qui contient un isotope qui fissionne si vite que le mécanisme de type gun ne fonctionnait pas, étant trop «lent» en comparaison. Il a alors fallu trouver une autre solution, en l’occurrence un mécanisme à «implosion» – utilisant une boule creuse de plutonium qui s’effondre sur elle-même –, nettement plus rapide.
La première bombe au plutonium explosa le 16 juillet 1945 dans le désert de Jornado del Muerto, dans l’État du Nouveau-Mexique. L’explosion dégagea une force équivalente à 21 000 tonnes de TNT, une puissance phénoménale qui évoqua à Robert Oppenheimer un passage du Bhagavad-Gita, celui où le dieu Shiva dit «Pour intimider le Prince, Vishnu prit sa forme aux nombreux bras et s’exclama «Maintenant, je suis Shiva, le destructeur des mondes!»». Plus prosaïquement, son adjoint Kenneth Bainbridge, responsable des essais, présenta ainsi la chose : «À partir de maintenant, nous sommes tous des fils de putes»… Les deux bombes suivantes – Little Boy (uranium) et Fat Man (plutonium) – ont été larguées respectivement sur Hiroshima le 6 août 1945 et sur Nagasaki le 9 août de la même année. Le Projet Manhattan avait ainsi atteint son objectif dans le temps record de 2 ans, 3 mois, et 16 jours.
Mais tout cela n’a pas été aussi simple qu’il y paraît… M. Lenfle l’explique d’ailleurs clairement dans son étude. Le Projet Manhattan est souvent présenté comme un modèle parfait en matière de gestion de projets en parallèle, mais lorsqu’on le regarde en détail, on découvre que, certes, c’était la meilleure méthode à adopter pour progresser dans un tel territoire inconnu avec aussi peu de temps devant soi, néanmoins, les responsables du projet ont dérogé à la règle, et ce à un moment critique…
En février 1945, après un peu plus de six mois de tergiversations, la technique de diffusion thermique a été abandonnée pour effectuer la séparation isotopique de l’uranium 235, car elle ne donnait pas les résultats escomptés. Il a alors été décidé de ne plus tester les différentes techniques en parallèle, mais de mettre tous les efforts sur une seule d’entre elles, la plus prometteuse, soit la diffusion gazeuse d'hexafluorure d'uranium. Idem avec le plutonium, les équipes de recherche ont été redistribuées afin de donner la priorité au mécanisme d’implosion, lui aussi présentant le plus fort potentiel de réussite.
«La gestion de projets en parallèle offre des avantages indéniables, comme la possibilité de ne faire un choix entre les différents projets qu’à partir du moment où l’on a assez d’informations pour décéler le plus porteur d’entre eux, et comme le fait qu’on peut instaurer une certaine forme de rivalité entre les équipes pour les pousser à aller à la limite de leurs capacités. Mais voilà, le Projet Manhattan montre que cette politique n’est pas toujours efficace du début à la fin», indique le chercheur dans son étude.
D’après M. Lenfle, c’est faire preuve de sagesse que de se montrer souple dans la méthode suivie lorsqu’on progresse en territoire inconnu. Dans le cas présent, ceux qui pilotaient le Projet Manhattan ont réalisé, durant l’été 1944, qu’il n’était pas vraiment productif de mettre les différentes équipes en comnpétition entre elles dans l’espoir de les inciter à se surpasser et qu’il était plus intelligent de chercher à les rendre complémentaires. D’où la redistribution des scientifiques dans les équipes qui ont survécu au chamboulement, et l’abandon pur et simple des projets qui ne tenaient plus vraiment la route. «Ici, la complémentarité a succédé à la compétitivité, pour le plus grand profit du Projet Manhattan», souligne le chercheur.
Quelles implications de tout cela pour vos propres projets en cours? Un enseignement primordial, à mon avis : réussissent ceux qui ont le courage de se lancer dans l’inconnu et de s’adapter à tout ce qui peut alors survenir. Le mot-clé est ici «s’adapter», car il signifie qu’on adopte une méthode pour progresser de manière intelligente, sans céder à la panique, tout en étant disposé à modifier celle-ci du tout au tout, le cas échéant.
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin dans cette réflexion, je me permets de leur indiquer ce qu’Emmanuel Kant disait à ce propos : «On mesure l’intelligence d’une personne à la quantité d’incertitudes qu’elle est capable de supporter»…
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