BLOGUE. Pour vous et moi, il y a des idées en lesquelles nous croyons dur comme fer. Tant mieux, ça nous aide parfois à avancer sans trop nous poser de questions. Le hic, c’est quand ces mêmes idées nous empêchent subitement de comprendre ce qui se passe autour de nous. Les informations déboulent, contradictoires, la situation est nouvelle, et nous n’y comprenons plus rien. Que faire? C’est l’impasse!
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Si l’on est honnête avec soi-même, il faut alors reconnaître qu’il nous faut changer d’opinion. Il faut soumettre à la question nos vieilles croyances, et remiser dans un cachot nos idées poussiéreuses. Facile à dire…
Eh bien, oui, facile à dire et… pas trop difficile à faire! Ça, je l’ai découvert dans une récente conférence d’Alain Berthoz, professeur au Collège de France, où il est titulaire de la chaire de physiologie de la perception et de l’action, et auteur de La simplexité (Odile Jacob, 2009). Dans celle-ci, il se penche sur les fondements de la tolérance, et en particulier sur ce qui fait que les êtres humains sont capables de changer d’opinion. «La tolérance est à la base de la capacité de prendre une décision «contrefactuelle», c’est-à-dire de changer d’opinion», indique-t-il.
Le professeur part d’un postulat : pour lutter contre l’enfermement dans un schéma mental, il faut pouvoir changer de point de vue, et donc être en mesure de «manipuler» nos idées et nos représentations du monde environnant. Cela nécessite de livrer un véritable combat contre nos idées préconçues, à savoir toutes les pensées et connaissances emmagasinées dans notre cerveau depuis notre tendre enfance. De fait, «si, à un moment donné du développement, on impose au cerveau des schémas d’interprétation du monde ou d’autrui, et qu’on l’empêche d’avoir cette pluralité de points de vue, le cerveau aura tendance à préférer ces interprétations a priori», considère M. Berthoz.
Il émet alors une hypothèse très intéressante : on peut changer de point de vue sur un sujet exactement comme l’on peut changer de point de vue dans l’espace. Ainsi, quand on découvre un nouvel objet, on a le réflexe de le prendre en main et de le tourner dans tous les sens pour voir tous ses aspects, opération qui nous permet de nous faire une première idée de cet objet. Et on devrait agir de la même façon avec une idée, en la scrutant sous tous les angles imaginables pour en décortiquer le plus d’informations possible. «La manipulation des points de vue sociaux se manifesterait donc en même temps que la capacité à manipuler le point de vue spatial et partagerait des mécanismes, en partie, communs : il s’agit de la théorie spatiale de l’empathie», avance-t-il.
Un moyen pratique de mener à bien cette opération est de «sortir du chemin mental tracé par le conditionnement». Et ce, exactement comme l’on change de trajet pour se rendre à un même endroit. Le professeur rappelle qu’il y a deux moyens pour visualiser un chemin à prendre. Le premier revient à imaginer le mouvement à faire (traverser à tel endroit, prendre à droite ou à gauche, rencontrer quelqu’un,...) ; il s’agit d’une mémoire séquentielle des actions. Le second vise à se décentrer, en retraçant le chemin parcouru grâce à une carte, par un survol mental indépendant de nos perceptions.
«Pour être capable de changer de point de vue – de trouver un chemin différent, de changer de perspective – il faut donc pouvoir changer de méthode de visualisation», explique M. Berthoz. Si, par exemple, vous avez l’habitude de vous souvenir d’un trajet par les mouvements nécessaires pour l’accomplir, faîtes donc l’exercice de prendre une carte et de visualiser un nouveau chemin à partir de celle-ci. Vous aurez alors réussi à changer de point de vue.
En fait, vous aurez alors fait fonctionner des parties de votre cerveau que vous utilisez moins habituellement. Vous aurez davantage utilisé les réseaux qui vont du cortex pariétal (grosso modo, le siège du traitement de l’information venant de nos sens) vers des aires frontales (responsables de notre perception de l’espace). Vous aurez, oui, déclenché un nouveau mécanisme cérébral, susceptible de vous faire voir les choses sous un autre jour.
À noter que les hommes et les femmes ne fonctionnent pas de la même façon dans ce processus mental. Chez les femmes, il y a une plus grande utilisation «des circuits pariétaux frontaux égocentrés», tandis qu’on note chez les hommes «une préférence pour la stratégie allocentrée», selon le professeur du Collège de France. En clair, ça signifie que les femmes sont généralement plus à l’aise avec la visualisation mentale des mouvements à faire pour accomplir un trajet, et les hommes, avec une carte.
D’où la théorie spatiale de l’empathie d’Alain Berthoz : «L’empathie consiste à éprouver l’émotion d’autrui en se mettant à sa place, c’est-à-dire en changeant de point de vue, tout en restant soi-même. L’empathie est donc bien plus complexe que la sympathie. L’empathie, c’est :
- pouvoir se mettre à la place d’autrui et éprouver ses émotions de son point de vue. Cela exige une véritable rotation mentale ou un déplacement de notre corps dans celui de l’autre.
- Mais c’est aussi en même temps, rester soi-même en étant capable d’inhiber l’émotion (il ne servirait à rien que je me mette à souffrir si je veux aider quelqu’un qui souffre!). C’est donc un processus dynamique, qui exige que nous nous dédoublions, que nous utilisions un «corps virtuel» pour nous mettre à la place de l’autre : il faut pouvoir éprouver les émotions d’autrui et en même temps pouvoir s’en dégager, les inhiber.»
L’air de rien, M. Berthoz vient de réaliser un tour de force d’une grande utilité en management, de mon point de vue. Si un leader entend changer de point de vue sur un sujet crucial, il lui faut modifier son approche mentale du problème, comme l’on change de trajet pour se rendre d’un point géographique à un autre. Il convient de faire bifurquer ses réflexions, par exemple en empruntant les idées des autres, pour découvrir d’un œil neuf le sujet sur lequel on planche, et de là changer son point de vue sur celui-ci. La créativité devient alors possible.
Un exemple concret... Si vous êtes un leader du genre à être toujours plongé dans des dossiers et des rapports techniques, changez votre approche, fermez toutes vos pochettes et allez à la rencontre de différentes personnes impliqués dans le projet dont vous avez la responsabilité, et demandez-leur leur opinion. Et inversement, si vous passez votre temps à prendre le pouls des autres, faîtes l'effort de vous pencher sur des dossiers et des rapports techniques. Cet exercice vous obligera à voir le problème d'un autre point de vue, et vous permettra peut-être de le résoudre enfin.
Mais le professeur va encore plus loin. Si un leader veut comprendre le point de vue des autres, il lui faut parvenir à se servir d’un «corps virtuel» pour se mettre à la place d’autrui, et donc à se dédoubler mentalement. Il faut accomplir une rotation mentale.
Cela vous paraît complexe? C'est là que je trouve le parallèle avec le jeu d'échecs lumineux pour saisir l'idée de M. Berthoz. En effet, pour bien jouer aux échecs, il faut sans cesse se mettre à la place de son adversaire et se dire «Si j'étais lui, qu'est-ce que je ferais pour jouer le meilleur coup?». Il faut alors véritablement se mettre dans la peau de l'autre et voir ce qu'il voit, et penser ce qu'il pense. Ce n'est pas facile, mais pas impossible. Un truc : les champions, en tournoi, se mettent souvent debout, non pas pour se dégourdir les jambes, mais pour se placer derrière le siège de leur adversaire, pour, oui, voir le jeu du point de vue de l'autre, car ça aide à trouver le coup que devrait jouer celui-ci. C'est leur manière de se «téléporter» dans autrui.
Étrange? Si l'on veut, mais c'est efficace. Maintenant que vous connaissez la technique à utiliser, il serait dommage de ne pas tenter de s’en servir. Au moins une fois, non?
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