BLOGUE. Il y a un classique qui paraît incontournable pour qui s’entiche un minimum de management : Le Prince, de Nicolas Machiavel. Pas un étudiant, pas un participant à un MBA non plus, n’a pu en faire l’impasse. Et ce, pour en tirer à peu près toujours les mêmes enseignements simplistes : la fin justifie les moyens, et par suite, seuls comptent en bout de ligne les résultats chiffrés pour un conseil d’administration et son PDG.
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La question se pose : à quoi bon lire aujourd’hui un ouvrage porteur d’un aussi mince message? Et surtout, un message aussi discutable?
Cette interrogation, un type extraordinaire se l’est vraiment posée. J’ai touvé ça dans le magazine Qn de la Yale School of Management. Il s’agit de Robert Harrison, un professeur de littérature italienne de Stanford au profil pour le moins original : né à Izmir, en Turquie, il a grandi à Rome, en Italie ; sa passion consiste à jouer de la guitare dans le groupe de rock Glass Wave ; il écrit des livres aux sujets tordus (l’étude des différents types de relations que l’on peut avoir avec la mort, par exemple) ; et il anime une émission de radio intitulée «Entitled Opinions», où débattent écrivains, universitaires et scientifiques.
Nous n’avons rien compris au Prince
Dans Qn, Robert Harrison nous apprend qu’en fait nous n’avons rien compris au Prince. Ni plus ni moins. On croit généralement que Machiavel y fait l’éloge de César Borgia, qui a su se faire craindre de son peuple. Erreur. L’ouvrage souligne – mais ça, on ne l’a jamais vraiment noté – que Borgia a mal fini : abandonné de tous, il a crevé comme un chien dans une ruelle malpropre. «Borgia a été défait par une chose, la fortuna, et c’est le point important dans les propos de Machiavel», estime le professeur.
La fortuna? C’est un événement externe auquel il nous faut répondre dans l’urgence. C’est un imprévu redoutable. «Là où défaille la virtù des hommes, la fortuna porte ses coups les plus efficaces», écrit Machiavel.
La virtù? C’est l’autre versant de la pensée de Machiavel. On peut la comprendre comme la capacité d’imposer sa volonté à la fortuna. C’est la vaillance qui est en nous, cette souplesse qui nous permet de résister à la tempête.
Par conséquent, Borgia a échoué pour une raison : il était sur le point d’être le maître de l’Italie, mais son plan a échoué parce que son père, le pape Alexandre VI, - pierre angulaire de sa stratégie de conquête - est décédé juste à ce moment-là ; Borgia savait qu’il était mourrant, mais n’en a pas tenu compte dans ses calculs.
Les bons leaders sont donc ceux qui savent faire preuve de fermeté, mais aussi de souplesse, sans quoi ils finissent toujours par briser. Voilà le véritable enseignement de Machiavel, selon Robert Harrison.
Il faut lire Machiavel à la lumière de Shakespeare
Le professeur de Stanford va encore plus loin : pour bien saisir le message profond de Machiavel, il est impératif de lire… Shakespeare! «Le plus grand critique de Machiavel, c’est Shakespeare», affirme-t-il. Il y a en effet plein de personnages machiavéliques dans ses pièces de théâtre, comme Lady Macbeth et Iago. Le cynisme y est omniprésent. Les ambitions, dévorantes. Etc.
«Shakespeare montre à quel point le pouvoir a une dimension tragique, dès lors que la politique est distincte de l’éthique. Survient alors un événement imprévisble, qui finit par blesser mortellement le héros. Quel que soit le contrôle exercé par le dirigeant sur son peuple ou sur ses proches, quelle que soit sa préparation aux pires catastrophes envisageables, il va toujours se produire l’imprévisible, et à la toute fin, la mort», dit le professeur.
Ainsi, Shakespeare est un merveilleux illustrateur de la thèse défendue par Machiavel dans Le Prince. Il nous montre que la volonté de tout contrôler ne mène à rien : la fortuna finira toujours par nous rattraper, et nous défaire. Pensons à la Tunisie de Ben Ali, à l’Égypte de Moubarak,…
Idem au travail. Être un control freak – un travers plus courant qu’on n’ose se l’avouer – est un défaut qu’il convient de corriger autant que possible, sans quoi un coup du sort nous balayera…
Et Robert Harrison de statuer : «L’imagination de l’être humain est une force telle qu’elle est capable de tout renverser sur son chemin, un mauvais PDG comme un dictateur», dit-il.
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