BLOGUE. Avez-vous remarqué, comme moi, combien nous souffrons tous de la manie de la précision? Tout le temps, il nous faut des chiffres précis, un énoncé rigoureusement exact, ou une phrase parfaite de limpidité. Tout le temps, nous combattons les imperfections, approximations, et autres flous artistiques. Pas vrai?
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Une fois ce constat dressé, la question saute à l’esprit : «À tort, ou à raison?». Oui, avons-nous tort ou raison de sonner l’hallali à tout ce qui est approximatif? Au fond, faisons-nous bien de vouloir être toujours rigoureux et précis? Et même, ne ferions-nous pas mieux, au moins de temps en temps, de nous contenter d’être vague, au lieu de nous prendre la tête à couper les cheveux en quatre?
Vous voyez sûrement où je veux en venir… La réponse à cette interrogation, je l’ai trouvée dans un article du magazine Time intitulé Why guessing is undervalued, signé par Annie Murphy Paul. La voici : plus nous sommes capables de faire des estimations, plus nous sommes en mesure de prendre de bonnes décisions.
Cette réponse semble contre-intuitive. En effet, il paraît logique que toute bonne décision ne peut résulter que d’une fine analyse de données fiables et précises, et non pas de données complexes dont on ne peut tirer que de vagues informations. Et pourtant…
Pour commencer à comprendre, je vous suggère un petit exercice mental. Devinez, comme ça, vite fait, la hauteur d’une tour à bureaux de huit étages. Et d’oranges nécessaires pour faire un litre de jus. Et le poids d’une Civic.
Vous avez répondu? Parfait. Maintenant, je peux vous dire une chose : si vous avez bel et bien trouvé une réponse à ces questions, je suis presque sûr que vous n’êtes pas loin des bonnes réponses? Pourquoi? Parce que deux réactions sont envisageables : il y a ceux qui ont refusé de répondre à «ces questions stupides, qui nous font perdre notre temps», et qui ne jurent que par la précision; et il y a ceux qui, plus à l’aise avec tout ce qui est intuitif, ont trouvé «l’exercice amusant», et on réfléchi – sans même s’en rendre compte – de manière «hautement sophistiquée».
Hautement sophistiquée? Si, si… Ce n’est pas moi qui le dit, mais Sanjoy Mahajan, un professeur de sciences appliquées de l’Olin College qui est spécialisé dans l’enseignement de «l’art de l’approximation». «Se limiter à l’utilisation de données précises incite notre cerveau à fonctionner moins fort que lorsqu’il doit évaluer des données imprécises. Et à la longue, notre agilité intellectuelle en pâtit», a-t-il confié à la journaliste.
En fait, nous avons tous en nous, de manière innée, la faculté de faire des approximations. Des études montrent qu’elle est présente chez les poupons âgés de six mois à peine. D’autres, que plus on est habile à faire des approximations jeune, plus on a de facilités en mathématiques par la suite. Pourquoi? Parce que, tenez-vous bien, notre cerveau est plus doué pour les multiplications que pour les additions!
Je m’explique… M. Mahajan a indiqué hier dans un post du blogue du site Web Freakonomics qu’il avait entendu en 2009 une série de reportages passionnants du WNYC Radio Lab sur notre perception des chiffres, où il était mentionné les travaux de recherche de Stanislas Dehaene, de l'Inserm (France). Dans l’un de ceux-ci, il était question d’une expérience menée en Amazonie, auprès d’une tribu longtemps reculée. Là, les Indiens ne comptaient jamais au-delà de 5 et ne s’enseignaient pas vraiment le calcul entre eux. Et pourtant, ils étaient meilleurs que vous et moi dans la compréhension des chiffres! Un exemple : on leur a soumis un problème mathématique, dans lequel on présente une ligne où, à une extrêmité, il y a 1 objet, et à l’autre, 9 objets, et on leur demande combien d’objets ils mettraient au milieu.
(Je vous invite à faire l’exercice, une fois de plus.)
Je suis prêt à parier que vous avez répondu «5». Et vous avez raison. Mais, il y a une autre réponse possible : «3». Et c’est justement ce qu’ont répondu ces Indiens d’Amazonie. Pourquoi? Parce qu’ils n’y sont pas allés, comme nous, sur une base additive, mais sur une base multiplicative : 3 est plus grand que 1 par un facteur de 3, et 3 est plus petit que 9 aussi par un facteur de 3, si bien que 3 se situe pile au milieu entre 1 et 9!
Cette expérience est riche d’enseignements. «Notre perception innée des chiffres est multiplicative. Notre approche additive, elle, résulte de l’acquis, de la façon dont on nous enseigne le calcul et les mathématiques», considère M. Mahajan, en soulignant que «notre première perception des chiffres est intuitive».
Voilà donc le mot clé : intuition. Et celui qui va avec, approximation. D’où le fait que, lorsque nous disposons de données insuffisantes, notre cerveau est tout de même en mesure d’en tirer partie au mieux, grâce à notre talent inné d’évaluer ce qui nous entoure. Un talent qui, comme les autres, a besoin d’être développé pour s’exprimer pleinement. Or, l’approche additive qui nous a été inculquée dans notre tendre enfance a, bien souvent, entravé cela.
Peut-on remédier à ce problème? Bien entendu, il suffit de le vouloir. N’importe quel talent meurt d’envie de s’exprimer, alors ouvrons lui la porte de sa cage!
Deux méthodes peuvent être utilisées en ce sens, d’après l’article du Time :
1. Jouer à des jeux de plateau. Une étude montre que les enfants qui s’amusent tôt à des jeux comme Serpents & Échelles jonglent, plus tard, plus facilement avec les chiffres que les autres.
2. S’amuser à évaluer tout et n’importe quoi. Parents et enseignants peuvent aisément développer le goût des chiffres chez les enfants en leur demandant très souvent d’estimer ce qui les entoure : la distance entre la maison et l’école, le nombre de pommes dans le panier, etc.
Exercices futiles, croyez-vous peut-être encore? Pour vous détromper, je vais me contenter de vous donner la réponse de Barbara Reys, codirectrice du Center for the study of mathematics curriculum de l’University of Missouri, à la question «Dans quelle mesure faisons-nous de telles approximations dans la vie de tous les jours?» : «Dans 80% des cas où il nous faut faire un calcul». (Là encore, c’est une estimation…)
Que retirer de tout cela? De multiples choses, bien sûr, mais je n’en soulignerai qu’une : l’importance de davantage écouter notre intuition. À quoi bon, en effet, restreindre nos réflexions à des problèmes soigneusement définis et paramétrés? Cela nous prive de réflexions qui pourraient être hautement plus intéressantes, même si elles ne s’appuient que sur de vagues données. Cela bloque toute vraie innovation. Cela empêche toute grande trouvaille. Qu’en pensez-vous?
Le penseur français Edgar Morin a dit dans La méthode : «La connaissance progresse en intégrant en elle l’incertitude, non en l’exorcisant»…
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