BLOGUE. Peut-être êtes-vous comme moi : quand un docteur me prescrit un médicament, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il me dit de prendre celui-ci et pas un autre similaire, mais d’une autre marque. S’est-il fait payer par la compagnie pharmaceutique pour inscrire sur ma prescription ce médicament-là, et pas un autre? Me donne-t-il le meilleur médicament, ou bien celui qui fait son affaire? Suis-je victime, dans le fond, d’un conflit d’intérêts?
Découvrez mes précédents posts
Plus : suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Vous me direz que je suis parano, que tous les docteurs se doivent de respecter un code de déontologie tr`s strict, que s’il y avait de réels conflits d’intérêts dans la profession, ça se saurait depuis longtemps. Je vous l’accorde bien volontiers. La raison est de votre côté. Cependant, cette idée fixe me vient à l’esprit à chaque fois, c’est plus fort que moi.
Pourquoi? Probablement parce que je n’en ai jamais fait part aux premiers concernés, parce que je n’ai jamais osé leur poser la question au moment où ils remplissent la prescription. Oui, parce que leur demander une plus grande transparence m’effraie a priori : et s’ils me disaient que, c’est vrai, ils ont eu leurs frais de séminaire aux Caraïbes entièrement payés par la compagnie pharmaceutique qui fabrique les petites pillules que je vais devoir prendre durant les dix prochains jours? Et s’ils me disaient que, certes, ils avaient déjà eu un «petit cadeau» de leur part, mais que ça n’influençait nullement leur choix de médicaments? Et s’ils balayaient du revers de la main mes soupçons, en m’affirmant que les conflits d’intérêts, il n’y en avait jamais avec eux? Serais-je plus «rassuré» pour autant?
En fait, la véritable interrogation derrière ce raisonnement est la suivante : la vérité a-t-elle toujours du bon?
Voulez-vous avoir la réponse? Je crois l’avoir trouvée dans une étude fort intéressante, intitulée How doctor’s disclosures increase patient anxiety. Celle-ci est signée par Sunita Sah, professeure d’éthique de la Fuqua School of Business, George Loewenstein, professeur d’économie et de psychologie de la Carnegie Mellon University, et Daylian Cain, professeur d’économie et de psychologie à la Yale School of Management. Elle met au jour le fait que la vérité est une épée de Damoclès…
Ainsi, les trois chercheurs ont procédé à deux expériences pour voir ce qui se passerait dans le cas où un docteur dirait ouvertement à ses patients que ses prescriptions étaient influencées par des intérêts personnels, que ceux-ci soient financiers ou autres (par exemple, l’avancement de sa carrière). Un cas de figure, bien entendu, purement hypothétique ; c’est que le cœur de l’étude n’est pas le conflit d’intérêts, mais l’impact que celui-ci peut avoir dans la relation entre le patient et le docteur.
Dans la première expérience, il a été demandé via le Web à 1 219 personnes d’imaginer qu’elles rendaient visite à un docteur, souffrant du côlon. Le diagnostic leur était présenté, et différentes options d’interventions proposées sous la forme d’un enregistrement sonore pré-enregistré d’un docteur. Pour certains, il fallait une simple coloscopie (examen visuel du côlon par l’intermédiaire d’une sonde), pour d’autres, une intervention chirurgicale.
Suivait aussitôt – pour une partie des participants à l’expérience – un avertissement du docteur, qui variait comme suit :
– Révélation libre. Le docteur tenant à être bien franc avec le patient, il lui indiquait qu’il avait un intérêt financier personnel dans la solution proposée (ex.: il touchait un pourcentage sur les frais occasionnés par chaque coloscopie; ou bien, la clinique qui allait faire l’intervention chirurgicale lui appartenait en partie).
– Révélation légale. Le docteur faisait la même confession, et soulignait qu’il était tenu de la faire d’un point de vue légal.
Tous les participants à l’expérience devaient alors attribuer une note de 1 à 5 à plusieurs affirmations liées au docteur, comme «Il agit en fonction de mon intérêt» et «J’ai confiance dans ce qu’il vient de me prescrire». Enfin, ils devaient indiquer s’ils allaient faire ce qu’il leur avait dit de faire.
Résultat? Tous ceux qui ont entendu la révélation, qu’elle ait été libre ou légale, avaient nettement moins confiance dans le docteur que ceux à qui aucune mention de conflit d’intérêts n’avait été faite. Ce n’est pas tout. Ils croyaient aussi que le docteur n’avait pas si à cœur que ça l’intérêt du patient. Et ils n’étaient pas sûr d,aller le revoir la prochaine fois.
Rien d’étonnant à cela, me direz-vous. En fait, le véritable intérêt de l’étude est dans ce qui suit : ceux à qui la révélation a été faite ont exprimé une grande gêne face à celle-ci. En effet, ils étaient très embarassés, car ils ne savaient pas trop comment se comporter dans cette situation inattendue. Ils se sont dit que s’ils ne suivaient pas les recommandations du docteur, celui-ci le prendrait mal et se fâcherait de ce manque criant de confiance à leur égard. Et que s’ils le suivaient, ils n’étaient pas sûr que ce soit la meilleure solution pour leur santé. Que faire? Le dilemme est terrible.
«Nous avons décidé d’appeler ce mécanisme «l’anxiété insidieuse». Ce terme vise à décrire le phénomène selon lequel une personne victime d’un conflit d’intérêts va ressentir – pour de multiples raisons (politesse, embarras, etc.) – une vive anxiété du fait qu’elle va s’interdire de signifier à son interlocuteur les doutes qu’elle a à son sujet», indiquent les trois chercheurs dans leur étude.
Complexe, mais passionnant, n’est-ce pas? Mme Sah et MM. Loewenstein et Cain sont allés encore un peu plus loin, avec leur seconde expérience. Ils ont soumis 485 étudiants d’une université américaine au même test, à ceci près que l’intérêt du docteur n’était pas financier. Cela a-t-il changé quoi que ce soit? Eh bien… non! Et ce, même si l’intérêt en question était minime.
«Toute révélation de conflit d’intérêts, quel qu’il soit, mine grandement la relation de confiance entre le docteur et le patient. De surcroît, elle provoque une vive anxiété chez le patient, qui ne sait plus qui croire désormais, ni que faire pour sa santé», indiquent les trois chercheurs, en précisant que le problème ne résulte pas de la révélation elle-même, mais bel et bien de l’existence du conflit d’intérêts. Et d’ajouter : «La solution optimale serait de supprimer tout conflit d’intérêts, non pas de chercher le meilleur moyen de communiquer le fait qu’il y a un risque potentiel qu’ils existent.»
Bref, la vérité peut, dans certains cas, faire plus de mal que de bien, voire être fatale. Surtout lorsqu’un lien de confiance est en jeu.
On le voit bien, cette étude va bien au-delà de la relation entre un docteur et son patient. Elle est généralisable à d’autres domaines, libre à vous de voir si cela peut s’appliquer à la réalité de voitre travail. Un exemple parmi tant d’autres : à votre avis, que se passerait-il si un employés apprenait que son boss agissait plus dans l’intérêt de sa carrière que dans celui de l’équipe qu’il pilote? Hein? Assisterait-on dans l’organisation à une épidémie d’anxiété insidieuse?
En passant, rappelons-nous que Georges Danton, l’une des figures emblématiques de la Révolution française, s’est exclamé, un beau jour : «La vérité, l’âpre vérité!»…
Découvrez mes précédents posts