BLOGUE. Qui dit management, dit manager. Et qui dit leadership, dit leader. Pas vrai? Et si on s’amusait à supprimer ces postulats. Oui, et si l’on imaginait, ensemble, ce que serait le management sans manager, et le leadership sans leader?
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Peut-être pensez-vous en ce moment-même que j’ai sauté une coche, ou que je me berce d’une douce rêverie à L’Utopie de Thomas More, ou encore que je suis en train de devenir nostalgique du communisme à la Lénine. Eh bien, détrompez-vous! L’exercice auquel je vous invite n’a rien – je souligne «rien» – de saugrenu! Bien au contraire…
Tout est parti d’une rencontre, la semaine dernière, avec Djahanchah Philip Ghadiri, un professeur de management des HEC Montréal, à l’occasion du Symposium médiation artistique et innovation managériale qui était organisé à Montréal conjointement par l’organisme Culture pour tous et l’UQÀM. M. Ghadiri y a partagé avec l’auditoire sa propre expérience de ce qu’il appelle la «démanagérialisation».
La démanagérialisation? Voici grosso modo de quoi il s’agit… En 1998, M. Ghadiri s’apprêtait à jouer dans une pièce de théâtre universitaire quand, à deux semaines de la première, le metteur en scène a été viré pour «incompétence». Onde de choc dans la troupe, qui travaillait sur ce projet depuis cinq mois. Vives discussions à propos de cette décision du directeur artistique, et, finalement, décision de la majorité des membres de la troupe d'abandonner le projet, par solidarité avec le licencié.
Fallait-il en rester là? Faire une croix sur le travail commun des derniers mois? Sur les liens ainsi noués? Non! Les démissionnaires ont fait le choix de se lancer dans un tout nouveau projet, mais à leur manière. Est alors né le Théâtre Libre.
Le Théâtre Libre offre chaque année l’occasion à des auteurs, des metteurs en scène et des comédiens, expérimentés ou en herbe, de tenter une aventure théâtrale hors des sentiers battus. Pas de hiérarchie. Pas de rôle fixe, chacun peut, comme bon lui semble, être acteur, metteur en scène, ou, que sais-je, décorateur. Pas d’argent non plus, si ce n’est pour financer tout juste ce que coûte chaque spectacle. La règle : les pièces, une fois écrites, ont deux mois pour être montées.
«Tout le monde est le bienvenu, à condition d’être passionné par le théâtre. Peu importe qu’on soit professionnel ou amateur. Chaque printemps, la cinquantaine de membres se réunit, et chacun présente son projet, à savoir une pièce qui doit durer une dizaine de minutes. S’ensuit un «chaos organisateur», où tout le monde discute avec tout le monde et d’où finissent par émerger des équipes prêtes à travailler sur différents projets. En quelques heures, le tour est joué», a raconté M. Ghadiri.
Le cru 2011 s’intitulait «Sans beurre ni trompette». Il comportait neuf créations qui ont été présentées en mai au Lion d’Or, le prix de l’entrée ayant été de 10 dollars. «Le Théâtre Libre est le lieu de tous les paris, de tous les risques et de toutes les surprises. Il se veut le lieu du plaisir retrouvé du théâtre, empreint d’un grand respect des uns envers les autres», a-t-il indiqué, en soulignant que la formule fonctionne puisque le Théâtre Libre s’apprête à travailler sur sa 15e production annuelle.
«D’un point de vue philosophique, je dirais que nous nous approchons de Michel Foucault, qui considérait que nous sommes plus libres qu’on ne le croit. Nous donnons ainsi la priorité à l’humain, pas à la performance en tant que telle», a lancé le professeur des HEC Montréal.
Un tel processus est-il applicable en entreprise? Au travail, l’identité d’une personne est souvent imposée par le management : on «comble un poste»; ce qui n’est pas toujours facile à vivre, il suffit de voir comme on parle aujourd’hui de burn-out, et autres dépressions, a indiqué en substance M. Ghadiri. D’où son idée de «démanagérialisation» des organisations, quelles qu’elles soient. C’est-à-dire de se poser la question suivante : peut-on fonctionner autrement? par exemple, sans manager?
Comme moi au moment où j’ai entendu cela, des images vous sautent en ce moment aux yeux, des images du genre «les souris dansent, quand le chat n’est pas là» et «après moi, le déluge». Des clichés, je le reconnais humblement. Des clichés qui se sont estompés d’un seul coup, quand j’ai lu l’article First, Let’s Fire All the Managers de la toute dernière Harvard Business Review, un magazine, disons-le, on ne peut plus respectable en matière de management et de leadership.
De quoi s’agit-il? D’un article passionnant signé par Gary Hamel, professeur de management à la London Business School, dans lequel il décrit en détails les activités de l’iconoclaste Morning Star. Établie à Woodland (Californie), cette entreprise est le plus gros transformateur de tomate des Etats-Unis, avec des revenus annuels de l’ordre de 700 millions de dollars américains et une part de marché frôlant les 30%. Sa particularité : «l’auto-management».
«L’auto-management, c’est un modèle d’organisation où les fonctions des managers (planifier, coordonner, contrôler, répartir et diriger) sont partagées par tous les membres de l’organisation, et non réservées à un petit nombre d’entre eux. Chaque membre de l’organisation est personnellement responsable des liens noués avec les autres, de la planification de son travail, de la coordination de son travail avec celui des autres, de l’acquisition des ressources nécessaires à l’atteinte de ses buts, et, le cas échéant, de la correction du tir, le tout dans le plus grand respect des autres membres», est-il expliqué sur le site Web de Morning Star.
De son côté, Gary Hamel le résume de la sorte :
> Personne n’a de boss;
> Les employés négocient leurs responsabilités avec leurs pairs;
> Tout le monde peut dépenser l’argent de l’entreprise;
> Chacun est responsable de l’acquisition des ressources nécessaires à l’atteinte de ses objectifs;
> Il n’y a pas de titre, ni de promotion;
> Les décisions importantes doivent être appuyées par les pairs.
Folie furieuse? La preuve que non : depuis la vingtaine d’années que l’auto-management est en vigueur, les ventes, les revenus et les profits annuels de Morning Star sont à deux chiffres, alors que le secteur ne connaît, lui, des progressions que de l’ordre de 1%.
D’après le professeur de la London Business School, les avantages de l’auto-management sont nombreux :
> Des coûts plus bas. Rien que le fait de ne pas avoir de manager réduit drastiquement les coûts globaux de l’entreprise;
> Une plus grande collégialité. L’absence de compétition entre employés réduit fortement le nombre de coups-bas et autres vacheries;
> Un plus grand esprit d’initiative. La liberté d’agir à leur guise donne des ailes aux employés;
> Une plus grande loyauté. Il est rarissime de voir des employés quitter l’entreprise pour aller chez un concurrent.
> Une plus grande expertise. Chacun étant responsable de la qualité de son travail, il est fréquent de voir les employés suivre d’eux-mêmes des formations pour accroître leur compétence;
> De meilleures décisions. Les décisions sont vite prises, car elles n’ont pas à passer à travers le filtre traditionnel de la hiérarchie; et elles sont meilleures, en ce sens qu’elles ne sont pas prises à la légère par ceux qui auront à vivre avec;
> Une plus grande flexibilité. Les employés réagissent vite à l’imprévu, et ont même le réflexe d’unir leurs forces pour surmonter certaines difficultés.
Bien entendu, M. Hamel reconnaît que cette méthode originale comporte quelques désavantages :
> Un ajustement parfois impossible. Tout le monde n’est pas fait pour l’auto-management, à tel point que certains peuvent paniquer à l’idée de ne plus avoir de boss;
> Un démarrage parfois lent. Cela peut prendre du temps de s’adapter à l’auto-management, si bien que les nouvelles recrues peuvent avoir besoin d’une année pour s’y faire;
> Un risque de médiocrité. Si l’ensemble des employés n’envoient pas «un message fort» à ceux qui échouent dans leur projet, on risque de voir la médiocrité se répandre dans l’entreprise comme la peste;
> Un frein pour le développement personnel. Les employés n’étant plus vraiment évalués, il peut leur devenir difficile à vivre de ne plus pouvoir se comparer aux autres, c’est-à-dire de ne plus savoir s’ils progressent ou pas sur le plan professionnel.
On le voit bien, il n’y a pas de recette miracle. Mais, la bonne nouvelle, c’est que la «démanagérialisation» de Djahanchah Philip Ghadiri est parfaitement applicable en entreprise, du moins sous la forme de l’auto-management de Morning Star. Pour ceux que ça intéresse, M. Hamel est allé un peu plus loin dans sa réflexion sur l’auto-management, et suggère une expérience permettant de voir si l’équipe que vous dirigez pourrait, un beau jour, s’auto-manager :
1. Demandez à chaque membre de l’équipe de rédiger sur une feuille de papier une mission personnelle qu’il se donnerait s’il pouvait faire ce qu’il voulait. Il faut qu’il réponde à : «Sur quelles valeurs te baserais-tu?» et «Comment t’y prendrais-tu pour accomplir cette mission avec tes équipiers?». Puis, formez des petits groupes chargés de présenter et de discuter les missions imaginées. Enfin, regardez ce qu’il en ressort : une des idées tiendrait-elle la route?
2. Tentez de donner plus d’autonomie aux membres de votre équipe. Demandez-leur, par exemple, d’énumérer les principaux obstacles auxquels ils sont régulièrement confrontés, puis proposez-leur de s’attaquer par eux-mêmes au principal.
3. Offrez un budget conséquent à ceux qui voudraient mener à bien l’une des idées soumises à l’étape 1. Et encouragez-les à la concrétiser sans dépasser le budget alloué, et surtout sans faire appel à vous en tant que leader.
4. Invitez les membres de votre équipe à réfléchir sur la pertinence de l’une de vos fonctions. Et encouragez-les à assumer désormais celle-ci à votre place.
Révolutionnaire, n’est-ce pas? Tentant, surtout, dirais-je… À vous de voir, maintenant. À vous de faire preuve d’initiative et d’inventivité. Avec – qui sait? – une meilleure performance globale à la clé…
Le président américain J.F. Kennedy a d’ailleurs dit en 1961 : «La grande révolution dans l’Histoire de l’homme – passée, présente et future – est la révolution de ceux qui sont résolus à être libres»…
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