BLOGUE. Quel a été l’un des plus grands stratèges du XXe siècle, à votre avis? Voire carrément le plus grand? Non, il ne s’agit pas d’un général américain. Pas plus qu’un général allemand. Non, vous refroidissez, je le devine d’ici. La bonne réponse, la voici, à mon avis : le Britannique Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le surnom de Lawrence d’Arabie!
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Pourquoi ça? Parce qu’il a réalisé quelque chose de prodigieux, qui a changé à jamais le visage de la guerre. Ni plus ni moins. Il a en effet eu le culot, lui qui n’était même pas militaire, de réfléchir à la façon dont on faisait, à son époque, la guerre et de prendre la folle décision d’appliquer sur le terrain exactement le contraire de toutes les règles établies. Un peu comme un gamin qui décide de faire exactement le contraire de ce que les grands lui disent de faire, juste pour voir ce que ça donnerait. Et ce coup de génie lui a permis de voler de victoires en victoires. Pas mal, non?
J’ai appris tout cela en dévorant un article passionnant qu’il a écrit pour l’Army Quarterly and Defense Journal et qui est paru en octobre 1921. Cet article, intitulé The Evolution of a Revolt, est survenu trois années seulement après sa participation à la Grande révolte arabe de 1916-1918, en tant qu’agent de liaison entre les Britanniques et les forces arabes soulevées contre l’occupant ottoman, et une année avant la parution de son autobiographie Les Sept Piliers de la sagesse, qui l’a rendu célèbre.
Qu’y trouve-t-on de si intéressant pour qui se pique de management et de leadership? Eh bien, essentiellement deux points : un exemple lumineux d’innovation radicale (il a inventé et appliqué l’art de la guerilla, jusqu’alors inconnu des militaires) et un modèle de leadership inédit (il a dirigé avec succès des hommes qui voulaient bien se battre, mais… qui ne voulaient à aucun prix en mourir).
Commençons par l’art de la guerilla… En 1916, TE Lawrence travaillait pour les services de rensignement britanniques, depuis son poste du Caire (Égypte). La Grande-Bretagne étant alors en guerre contre les Allemands et le front s’étant paralysé en France, ses dirigeants ont décidé d’affaiblir leur adversaire en entravant son approvisionnement. D’où l’idée de s’en prendre à l’Empire ottoman, l’un des grands alliés des Allemands, et en particulier en Arabie : en coupant la ligne de chemin de fer qui permettait aux Ottomans d’alimenter en ressources les Allemands, les Britanniques feraient un bon coup.
C’est ainsi que TE Lawrence a été envoyé comme agent de liaison, auprès de de Fayçal ibn Hussein, l’un des fils d’Hussein ibn Ali, le chérif de La Mecque. Son objectif : convaincre les Arabes de coordonner leurs efforts afin d’œuvrer dans les intérêts des Britanniques. Son objectif a été atteint, mais il s’est alors retrouvé dans une situation imprévue, car les Arabes lui ont dit de prendre les choses en mains lui-même, et ses supérieurs britanniques lui ont dit de se débrouiller avec les moyens du bord…
Qu’a-t-il fait? Il s’est replongé dans ses lectures d’étudiant à Oxford, époque où il s’était passionné pour la stratégie militaire. Il a relu les textes de Jomini, de Clausewitz, de Moltke et autres Goltz, et s’est attardé sur ceux de Maurice de Saxe. Ce dernier, qui a remporté au XVIIIe siècle la victoire de Fontenoy, avait en effet eu l’intuition que pour vaincre l’ennemi, il n’était pas forcément nécessaire de livrer bataille. Une idée curieuse qui a fait son chemin…
«Les livres me désignaient sans la moindre hésitation le but de toute guerre : «la destruction des forces organisées de l’adversaire» par une «bataille décisive». La victoire ne pouvait s’acquérir qu’au prix du sang. Ce principe nous était difficilement applicable car les Arabes ne disposaient pas de forces organisées, de plus, ils n’acceptaient pas de lourdes pertes», écrit-il dans son article.
TE Lawrence en a conclu qu’il lui fallait innover. Innover radicalement. «En y réfléchissant, je réalisai pour la première fois que (…) nous tenions déjà 99% du territoire. Les Turcs pouvaient en occuper le reste [essentiellement les villes où passaient la ligne de chemin de fer] jusqu’à ce que la paix ou le Jugement dernier leur démontrent la futilité de s’y agripper ainsi. (…) Les Turcs s’étaient installés sur la défensive, immobiles (…). Contenus, ils étaient inoffensifs. Si nous les faisions prisonniers, il nous faudrait les nourrir et les surveiller à nos frais, en Égypte. Si nous les chassions vers le Nord et les repoussions en Syrie, ils rallieraient le gros de l’armée qui nous bloquait au Sinaï. C’était donc là où ils se trouvaient qu’ils étaient le mieux. Puisqu’ils tenaient à Medine [un nœud ferroviaire] et voulaient la garder, grand bien leur fasse!», poursuit-il.
«Je réfléchis alors aux objectifs des Arabes et j’en conclus qu’ils étaient géographiques et consistaient à occuper toutes les terres d’Orient où l’on parle arabe. Dans ce cadre, il se pouvait que nous tuions des Turcs, cependant «tuer des Turcs» ne serait jamais pour nous ni prétexte ni but. S’ils acceptaient de partir tranquillement, notre guerre serait terminée. Sinon, nous essayerions de les chasser. En dernière instance, nous serions réduit à l’ultime recours, celui du sang, mais en évitant autant que possible les pertes dans notre camp. Les Arabes en effet se battaient pour la liberté, plaisir que seuls les vivants sont à même de goûter.»
TE Lawrence a poursuivi sa réflexion et en est arrivé à une toute nouvelle sorte de stratégie reposant sur trois piliers fondamentaux : l’hécastique, la bionomique et le diathétique.
> L’hécastique
Ce terme est de son crû, et n’est pas encore entré dans le dictionnaire. Il correspond grosso modo à une approche «mathématique» de la guerre. «Je me mis à calculer la superficie en kilomètres carrés que les Turcs devraient protéger pour préserver la ligne de chemin de fer. (…) Il me semblait qu’il leur faudrait disposer d’un poste fortifié tous les 10 kilomètres carrés. Or, un tel poste devait compter au moins 20 hommes. Donc, 600 000 hommes seraient nécessaires aux Turcs pour faire face aux oppositions conjuguées de tous les Arabes dispersés. Ils ne disposaient que de 100 000 hommes. De ce point de vue, la balance semblait pencher en notre faveur», illustre-t-il.
TE Lawrence va plus loin dans le raisonnement. «Il fallait présumer pour cela que nous attaquerions toutes bannières déployées, mais qu’adviendrait-il si nous fonctionnions de manière plus indéfinie, comme une influence, une idée, une chose invulnérable, intangible, sans front, sans arrière, évanescente comme un gaz? Les armées ressemblaient à des plantes, immobiles, profondément enracinées, nourries jusqu’à la tête grâce à leurs longues tiges. Nous, nous pouvions être comme un souffle qui va où bon lui semble. Nos royaumes existaient dans l,esprit de chacun d’entre nous et, de même rien de matériel ne nous était indispensable pour vivre, il était possible que nous n’offrions rien de concret à tuer. Privé de toute cible, un soldat régulier se sentirait sans nul doute désemparé. Il ne possédait que le sol où il s’asseyait et ce contre quoi il pouvait s’acharner avec son fusil.»
«Voilà donc ce qui concernait l’élément mathématique que j’appelais l’hécastique. Le deuxième facteur était biologique.»
> La bionomique
«Les philosophes de la guerre avaient érigé en principe «l’effusion de sang». (…) Mais limiter cet art à l’élément humain, c’était, me semblait-il, le rétrécir indûment. Il fallait l’appliquer autant aux objets qu’aux êtres humains. Dans l’armée turque, le matériel était rare et précieux, les hommes plus nombreux que l’équipement. Notre rôle était donc d’anéantir ce dernier plutôt que l’armée. La destruction d’un pont, d’un rail, d’une machine, d’un canon ou d’un explosif de grande puissance nous rapportait plus que la mort d’un soldat turc.» (…)
«La plupart des guerres sont des guerres de contact, les deux armées essayant de ne pas se perdre de vue afin d’éviter la surprise tactique. Notre guerre à nous serait une guerre de décrochage. Il nous faudrait contenir les Turcs par la silencieuse menace d’un désert vaste et inconnu et ne nous découvrir qu’au moment de l’attaque.»
> La diathétique
«Le troisième élément qui régit l’art du commandement semblait être d’ordre psychologique et appartenir à cette science que Xénophon appelait diathétique et dont notre propagande n’est qu’un vil avatar, explique-t-il dans son article. Elle concerne d’une part la masse. Il faut en effet en contrôler l’esprit afin qu’il serve l,action et maintenir son opinion par définition versatile. D’autre part, cette science s’attache à chaque individuen particulier et tient alors de l’art subtil de la malléabilité humaine. (…) Elle envisage la capacité émotive des hommes, leur complexité, leur instabilité et entretient en eux ce qui va dans le sens du but ultime.»
«Nous devions organiser les esprits en ordre de bataille avec autant de soin et de rigueur qu’en mettent les autres officiers à disposer les effectifs. Il ne nous fallait pas uniquement dominer les esprits de nos hommes, même s’il s’imposait de commencer par eux, mais nous devions aussi agir sur ceux de nos ennemis, pour autant bien sûr que nous puissions les atteindre. En troisième lieu, nous deviosn toucher l,esprit de la nation qui nous soutenait à l’arrière, ainsi que celui du pays ennemi qui attendait le verdict, comme celui des pays neutres qui observaient», ajoute-t-il.
«Une province ne nous était acquise que lorsque nous avions appris aux civils qui y vivaient à mourir pour notre idéal de liberté. La présence ou l’absence de l’ennemi était finalement peu importante.»
Résultat de toute cette réflexion? Elle tient en une phrase : «J’endommageai donc légèrement la voie». C’est tout. TE Lawrence a compris qu’il lui suffisait de s’en prendre simplement à la voie de communication principale pour défaire l’ennemi, et ce, sans avoir besoin de s’en prendre directement au moindre soldat turc. Il s’est contenté de «harceler l’ennemi sans qu’il puisse craindre que l’on finisse par le détruire». «Notre objectif était de rechercher le maillon le plus faible, d’y exercer notre pression jusqu’à ce que le temps fit s’écrouler la masse entière», explique-t-il. Et c’est ce qui s’est produit : à bout de forces après deux années de guérilla, les Ottomans ont fini par plier bagage et sont rentrés au bercail.
La tâche n’a pas été simple pour autant. Car pour ce faire, TE Lawrence disposait de forces dites «irrégulières», c’est-à-dire d’hommes qui n’avaient aucune idée de «l’organisation militaire», ou encore de «l’esprit de corps». Il s’agissait d’hommes prêts à se battre, mais comme ils l’ont toujours fait : chacun est autonome et agit à sa guise. Cela aurait paniqué un officier normal, mais TE Lawrence, lui, a su en tirer partie avec brio. «Nous n’avions donc pas institué de discipline, au sens où celle-ci contraint, brime l’individu et devient le plus petit commun dénominateur entre les hommes. (…) La guerre arabe était simple et individuelle. Homme engagé servait en pleine autosuffisance. Nous n’avions ni lignes de communication, ni unités de travailleurs. L’efficacité d’un homme lui était propre.»
«En pratique, nous n’avons jamais usé du grand nombre d’hommes dont nous disposions théoriquement. Nous préférions les employer par relais, évitant ainsi de devoir trop étendre notre attaque. Chaque homme devait disposer d’un large espace où manœuvrer. Dans la guerre irrégulière, si deux hommes sont réunis, c’est un gaspillage d’un sur deux.»
«L’action isolée, cette forme si simple de la guerre, implique une tension morale et exige beaucoup de chaque soldat. Elle requiert de sa part une initiative, une endurance, un enthousiasme exceptionnels», précise-t-il.
Et tout cela, avec une idée en tête : «Il faut attaquer là où l’ennemi ne se trouve pas».
Puissant, n’est-ce pas?
Et surtout, me semble-t-il, on ne peut plus inspirant pour diriger de manière originale une équipe où, par exemple, les egos des uns et des autres sont assez prononcés. Non?
En passant, Akio Morita, le cofondateur de Sony, aimait à dire : «Tout le monde peut innover, si sa vie en dépend»…
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