BLOGUE. Dès qu'on parle d'innovation, nous avons tous un mot qui nous vient à l'esprit, celui d'«Eurêka». Oui, ce moment magique où une idée lumineuse nous tombe dessus comme venue du ciel. Du coup, dès qu'il nous faut innover, nous avons le réflexe de nous mettre dans les meilleures conditions possibles pour que cela se produise : brainstorming, petite marche dehors pour oxygéner son cerveau, etc. Mais voilà, reconnaissons-le humblement, ça marche plus ou moins bien…
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Et si, pour vraiment innover, nous nous y prenions complètement différemment? Si nous mettions de côté cette histoire d'«Eurêka» pour chercher des idées d'une toute nouvelle façon? Ce serait amusant, non?
Cette suggestion n'est pas de moi. Elle est issue d'un excellent article du magazine Philosophie, intitulé Pour les Chinois, il s'agit de révéler ce qui est déjà là. L'idée : les Chinois ont une autre vision que la nôtre de l'innovation, une vision, me semble-t-il, on ne peut plus intéressante…
«D'où viennent les idées justes? Tel est le titre d'un article fameux de Mao Zedong, indique l'auteur Cyrille Javary, un sinologue qui a cosigné La Chine nouvelle (Larousse, 2012). Et il précise : "Tombent-elles du ciel? Non. Sont-elles innées? Non". Réponse : les idées justes surgissent de "la pratique sociale".»
La "pratique sociale"? Mao Zedong indique : "L'existence sociale des êtres humains détermine leur pensée". Il faut comprendre par là que chaque civilisation a sa manière d'aborder l'innovation, et par conséquent que la Chine a une façon bien à elle.
Laquelle, au juste? M. Javary explique : «La civilisation et la culture chinoise se singularisent par un mode de pensée enraciné dans la sédentarité. De toutes les civilisations nées sur le continent eurasiatique, la Chine est la seule qui ne trouve pas son origine ailleurs que dans le pays qu'elle habite aujourd'hui. Or, quand vous habitez depuis toujours au même endroit et que vous y cultivez les céréales depuis qu'elles appartiennent au patrimoine de l'humanité, la question de l'origine perd beaucoup de son acuité fondatrice».
Ainsi, «l'innovation [comme nous l'entendons en Occident] est considérée en Chine avec méfiance car, quoique efficiente, elle rompt l'harmonie préexistante». Pour saisir cela, un petit détour par le yin et le yang s'impose…
«Voyant à chaque printemps réapparaître la puissance fécondante du flux vital, le sage Lao Zi décrit la nature comme ce qui "tourne sans faute et sans usure". L'esprit chinois n'y voit aucune action divine, juste un rythme. (…) Cette alternance est le continuel balancement entre un temps yin (lunaire, mystérieux, intérieur, nocturne, étalé dans le temps) et un temps yang (solaire, manifeste, social, resserré dans le temps). Attention, le yin et le yang ne sont pas des qualités substantielles, juste des repères au sein de l'incessant changement : "yin, c'est ce qui va devenir yang ; yang, c'est ce qui va devenir yin" écrivait le philosophe Wang Bi au 3e siècle.» (…)
«En Chine, on ne demande pas à l'artiste de "créer", de façonner des formes inédites, mais d'agencer d'une manière nouvelle ce qui est déjà là. Là est le génie», résume M. Javary. Un exemple concret : l'art de la calligraphie. La main qui tient le pinceau ne "crée" pas une ligne, car elle est déjà là, intérieure (yin), elle ne fait que la dévoiler, l'extérioriser (yang). Si, en Occident, l'inventeur est celui qui découvre, en Chine, il est celui qui révèle.»
Maintenant, comment s'y prendre pour agir comme un révélateur? D'après le sinologue, c'est plus simple qu'il n'y paraît : «ce qu'il faut, c'est une grande présence d'esprit, une sorte de "jeûne de l'esprit", comme disait le philosophe Zhuang Zi». Autrement dit, il convient d'apprendre à faire le vide en soi pour être en état d'accueillir l'idée juste que vous rêvez d'avoir et pour être ensuite en mesure de la retranscrire, d'une manière ou d'une autre. Plus que la création, il faut viser la concrétisation.
Pour en revenir à Mao Zedong, le processus d'innovation doit être le suivant, à ses yeux : «Les êtres humains acquièrent une riche expérience de leurs succès comme de leurs revers. D'innombrables phénomènes du monde extérieur objectif sont reflétés dans le cerveau par le canal des cinq sens – la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher; ainsi se constitue, au début, la connaissance sensible.
«Quand ces données sensibles se sont suffisamment accumulées, il se produit un bond par lequel elles se transforment en connaissance rationnelle, c'est-à-dire en idées. C'est là le premier degré du processus général de la connaissance. (…)
«Vient ensuite le second degré du processus de la connaissance, le degré du passage de l'esprit à la matière, de la pensée à l'être : il s'agit alors d'appliquer [l'idée] acquise au cours du premier degré, pour voir si [elle] produit les résultats attendus. En général, est juste ce qui réussit, est faux ce qui échoue.»
Cette approche originale de l'innovation peut donc se résumer aux étapes suivantes :
1. Convainquez-vous que l'idée que vous recherchez est dans les airs.
2. Isolez-vous des autres un instant.
3. Faites-le vide, par exemple en fermant les yeux et en respirant le plus lentement possible, en vous concentrant à fond sur votre respiration.
4. Une fois un état calme atteint, refaites doucement surface, reprenez contact avec la réalité environnante.
5. Et c'est tout! Car l'idée tant recherchée ne viendra pas du premier coup, mais une autre fois, sans prévenir.
6. Répétez l'exercice un autre jour, le lendemain, si vous voulez.
Bon, des sceptiques se gausseront de tout cela, en remarquant que la Chine n'est pas connue pour être un pays d'innovation, mais plutôt de pillage des idées des autres. Le hic? Cette vision de la Chine est erronée, comme le souligne M. Javary…
«Au début des années 1980, Deng Xiaoping s'est demandé comment sortir d'une économie décentralisée pour aller vers une économie de marché. Il a déclaré : "Nous allons traverser la rivière en tâtant les pierres". Pour l'industrie automobile, par exemple, il a dressé une feuille de route sur 25 ans articulée en trois phases. D'abord, acquérir les techniques par la copie ; ensuite, améliorer les techniques ; enfin, investir en R&D pour inventer les voitures – électriques – du futur.
«C'est donc une vision simpliste que de considérer le succès économique de la Chine comme reposant uniquement sur la copie. (…) Simplement, il se trouve que la copie, qui est en Chine la voie royale de tout apprentissage, est le moyen le plus rapide pour rattraper un grand retard technologique. Ce chapitre est maintenant en train de se clore : en 2011, les Chinois ont déposé plus de brevets que la France, la Grande-Bretagne et l'Italie.»
En passant, Lao Zi a dit : «La seule façon d'accomplir est d'être».
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