BLOGUE. Jonathan Duhamel. Vous avez sûrement déjà entendu ce nom. Parce que vous êtes amateur de poker. Ou parce que, comme tout le monde, vous n’êtes pas imperméable aux potins. Eh oui, Jonathan Duhamel, c’est le premier Québécois à être devenu champion du monde de poker, en remportant le Main Event des Séries mondiales de poker (WSOP) de 2010, avec un gain de 8,9 millions de dollars américains. Et c’est le même qui a été victime d’un braquage spectaculaire à son domicile de Boucherville, en décembre dernier. Mais c’est surtout, à mon avis, l’auteur d’un livre renversant d’intelligence intitulé Cartes sur table (Les Éditions de l’Homme, 2011).
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Comme vous l’auriez fait, j’imagine, en feuilletant le livre de Jonathan Duhamel, je me suis dit : «Bah, encore un bouquin sur le poker, d’un énième champion qui profite de sa célébrité passagère pour vendre sa «recette du succès»…». Et je me trompais lourdement. Cartes sur table est en réalité l’œuvre d’un homme d’une vivacité d’esprit folle, qui manie les calculs de probabilité avec autant de facilité que les concepts psychologiques les plus complexes, et qui sait partager le fruit de ses pensées avec la simplicité des plus grands. C’est un livre dont on ressort plus intelligent.
Du mal à me croire? OK, prenons un exemple, à savoir le 6e chapitre, qui traite de la discipline. Si, si… La discipline, cette règle de conduite dont on n’aime jamais trop entendre parler. Pas vrai?
«La discipline est un élément primordial du succès au poker, écrit-il d’emblée. (…) On ne peut pas gagner régulièrement à ce jeu si on n’est pas en mesure de faire preuve de rigueur, de constance et de caractère. C’est d’ailleurs la clé de la réussite dans tous les domaines de la vie. Le talent ne mène nulle part s’il n’est pas harnaché par une discipline de fer.»
Pour Jonathan Duhamel, la discipline est l’un des facteurs clés qui font que l’on peut accéder à l’excellence, au lieu de se contenter d’être un joueur ou un employé de «haut niveau». Elle s’exprime surtout dans trois moments particuliers, tant à la table de poker qu’à celle de réunion de travail : quand il faut se préparer à l’action ; quand il faut agir en stratège; et quand il faut manœuvrer avec les forces dont on dispose.
1. S’imposer une hygiène de vie. «On ne peut pas être discipliné dans sa pratique du poker si on ne l’est pas un peu dans la vie, explique-t-il. Cela est d’autant plus vrai que les gens qui décident de faire du poker leur gagne-pain principal jouissent en principe d’une liberté absolue et n’ont de compte à rendre à personne : pas de patron, pas de clients, pas de conseil d’administration. Ils contrôlent leur horaire de travail, leurs habitudes alimentaires et le nombre d’heures qu’ils consacrent à la pratique du jeu.
«On peut comparer le joueur de poker professionnel à un entrepreneur qui lance sa propre entreprise, mais, contrairement à celui-ci qui a généralement des cadres et des employés à son service, le joueur de poker est à peu près seul à assumer toutes les responsabilités. Si on ajoute à cela le fait que, très souvent, les joueurs qui deviennent pros sont jeunes, on comprend à quel point la discipline est nécessaire pour performer de façon constante et durable.
«Le défi du joueur professionnel consiste avant tout à traiter le poker comme un travail semblable à n’importe quel autre. (…) Il faut établir des repères, fixer des limites et faire des choix qui, dans des carrières plus traditionnelles, sont généralement prescrits par d’autres ou s’inscrivent dans un cadre plus rigoureux. Autrement dit, on doit s’imposer à soi-même la discipline qui, en d’autres circonstances, serait imposée par d’autres. Cela exige un degré très élevé de motivation et la volonté inébranlable d’atteindre des objectifs bien précis.»
D’où la comparaison du champion de poker aux athlètes d’autres disciplines sportives :
«La discipline d’un joueur de poker est aussi intimement liée à la nécessité de s’améliorer constamment par la pratique, l’entraînement, l’étude et l’analyse de mes anciens matchs et de ceux joués par les meilleurs. J’y consacre une part importante de mes journées. Je ne suis pas différent en cela des sportifs et musiciens professionnels qui doivent s’entraîner quotidiennement et déployer des efforts constants, non seulement pour ne pas «perdre la main», mais aussi, et surtout, pour se maintenir à un haut niveau de performance.» (…)
«Je fais de mon mieux pour maintenir un rythme de vie équilibré, illustre-t-il. J’essaie de dormir à des heures régulières, je surveille mon alimentation, je fais régulièrement de l’exercice et j’évite les abus. Ma logique est simple : ma vie, c’est le poker, et mon objectif est de figurer constamment parmi les meilleurs. Donc, je dirige toutes mes énergies vers cet objectif et je fuis systématiquement tout ce qui pourrait m’en détourner.»
2. Agir en fin stratège. «Il faut avoir une stratégie bien établie et ne jamais en dévier, peu importe les hauts et les bas qui ne manquent pas de se produire en cours de route, écrit-il. (…) Quand je parle de discipline, je parle avant tout de la nécessité de demeurer concentré et en plein contrôle de son jeu, et j’insiste sur l’importance de ne pas se laisser distraire par la tentation du gain facile ou spectaculaire, ni par l’envie de «se refaire» rapidement si l’on a perdu une grosse main.» (…)
«La discipline à une table de jeu vient de la confiance en ses moyens et dans un système, et de la certitude que les gains seront modestes si l’on part dans toutes les directions. (…) C’est quand la confiance est ébranlée que la discipline s’impose le plus et qu’elle est la plus difficile à maintenir», ajoute-t-il, en martelant qu’«il faut se donner des règles précises et ne pas s’en écarter».
Un exemple lumineux : sa stratégie et sa constance à l’appliquer durant la finale des Séries mondiales de 2010. Quand le Québécois s’est présenté à la table, il était celui qui avait le plus de jetons en poche, et figurait donc comme le grand favori. Il pouvait se permettre de prendre un peu plus de risques que les autres, sans craindre de perdre une bonne partie de son tapis. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit : dès le début de la partie, il a connu des insuccès qui ont fait fondre sa réserve de jetons de moitié.
«La stratégie que j’avais alors adoptée, et pour laquelle j’opterais encore si je me retrouvais dans la même situation, avait été celle de la prudence. Quand on est le meneur, il vaut mieux laisser les autres s’entretuer plutôt que risquer inutilement ses jetons. (…) Je savais par ailleurs que mes adversaires – en particulier ceux qui avaient le moins de jetons – n’oseraient pas m’attaquer de front, de peur de se faire sortir sur-le-champ», indique-t-il, en soulignant que «même quand on occupe une position dominante, comme c’était mon cas à ce moment-là, il faut rester discipliné, parce que le vent peut tourner très rapidement».
3. Manœuvrer avec les forces dont on dispose. «La première règle qu’on doit s’imposer est de ne jamais mélanger l’argent dont on a besoin pour vivre et les fonds destinés au poker. Les deux cagnottes doivent être distinctes. Sinon, vous risquez carrément de jouer – et de vivre – au-dessus de vos moyens. À moins d’avoir beaucoup de chance, vous vous réservez de bien mauvaises surprises.» (…)
«On ne gagne pas toutes les fois qu’on joue, et c’est pourquoi il ne faut surtout pas investir son capital poker dans un seul match ou un seul tournoi. Par exemple, si je dispose de 1000 dollars pour jouer, je ne participerai pas à un tournoi dont le coût d’inscription est de 1000 dollars… ni même de 500 dollars. La règle générale consiste à ne pas investir plus d’un pourcentage de son capital total dans un seul tournoi. Pour les joueurs plus prudents, on parle de 2 ou 3% ; les plus agressifs iront jusqu’à 5%», illustre-t-il.
Cela dit, toute règle de conduite n’est jamais immuable. «Je dois avouer que je n’ai pas toujours observé ces principes que je recommande. Si je l’avais fait, je ne me serais jamais présenté au Main Event des Séries mondiales, puisque mon capital poker aurait dû s’élever à 200 000 dollars pour que je puisse acquitter le coût d’inscription de 10 000 dollars, ce qui n’était évidemment pas mon cas.»
De fait, vous comme moi, nous avons un mal fou à nous astreindre à une véritable discipline. Pourquoi? «Tout simplement parce qu’elle s’oppose au goût du risque qui nous anime», avance – avec raison – Jonathan Duhamel. Mais voilà, si l’on vise un jour une cible ambitieuse, la réussite passe par la discipline. «Sachez que ceux qui refusent de s’y astreindre n’auront pas une très longue carrière, poursuit-il. On m’objectera peut-être que les Phil Hellmuth, Jamie Gold et Allen Cunningham – qui ont tous gagné des millions de dollars en tournoi – ont aujourd’hui les moyens de ne pas se soucier de la gestion de leur capital poker. C’est sans doute vrai, mais ne doutez jamais d’une chose : s’ils sont rendus là où ils sont dans la hiérarchie du poker, c’est parce qu’ils l’on fait auparavant».
Le champion québécois résume tout cela avec brio : «L’excellence, dans quelque domaine que ce soit, passe nécessairement par une discipline rigoureuse qui s’appuie largement sur la motivation à maintenir sa place parmi l’élite et sur la persévérance nécessaire pour y parvenir».
En passant, le tragédien grec Eschyle disait déjà, il y a de cela deux millénaires et demi : «La discipline est mère du succès»…