BLOGUE. En déambulant dans l'exposition World Press Photo Montréal, au milieu de clichés de guerre en Libye, de familles expropriées de leur logement aux États-Unis et de villes ravagées par un tsunami au Japon, je suis tombé en arrêt sur une image. Une image en noir et blanc. Une image de jeunne femme qui hurle de colère, coincée entre deux policiers new-yorkais costauds comme des mastodontes. Qu'hurle-t-elle? Peu importe, elle symbolise l'indignation face aux injustices du monde entier, elle se fait la virulente dénonciatrice de tout ce qui va de travers, elle est l'icône de l'ire.
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Je ne sais rien de cette jeune femme, hormis qu'elle manifestait l'an dernier à Harlem contre une technique d'interpellation policière – le stop-and-frisk – qui consiste à arrêter les gens et à les fouiller immédiatement en pleine rue, sans même qu'il leur soit reproché quoi que ce soit. Mais je la trouve belle. Très belle. Non pas pour son joli minois, mais parce qu'elle fait preuve d'un courage incroyable. Le courage de se tenir debout face aux rognements de la liberté individuelle. Le courage de braver plus fort que soi, tout en sachant qu'on risque fort d'en payer le prix.
La question est : où cette jeune femme a-t-elle trouvé un tel courage? Mystère… À moins de songer, comme cela m'est arrivé devant ce cliché du polonais Tomasz Lazar, à Søren Kierkegaard.
Søren Kierkegaard? Ce philosophe danois a connu la souffrance durant sa vie (il s'est séparé de sa dulcinée et ne s'en est jamais vraiment remis, il a perdu ses parents à l'âge de 25 ans,…), et en a fait l'objet de quantité de ses réflexions. Certains vont jusqu'à dire qu'il s'y est complu, mais là n'est pas l'important : il en est né des pensées remarquables sur la façon de considérer nos souffrances, d'y faire face, puis d'en tirer des leçons permettant de devenir plus brave.
Ces pensées se trouvent, entre autres, dans un ouvrage intitulé Étapes sur le chemin de la vie. Søren Kierkegaard y présente les trois stades de la vie, qui, selon lui, jalonnent l'existence de tout être humain, quel qu'il soit.
> Stade esthétique. C'est le stade de la sensation, de l'immédiateté. Nous vivons alors dans un tourbillon perpétuel, en suivant nos émotion set nos pulsions, sans trop y réfléchir. Le philosophe danois a illustré ce stade par le Don Juan de Mozart, qui vit dans le présent, jamais dans le passé ou le futur, préoccupé seulement de sa conquête compulsive des femmes.
> Stade éthique. Le stade esthétique mène toujours à d'immenses déceptions, et peut déboucher sur le désespoir. Pour s'en sortir, il convient de construire sa vie selon des normes morales, c'est là que survient le stade éthique. Ce dernier permet à l'être humain de prendre conscience qu'il ne peut y avoir de véritable existence sans engagement, sans le respect des règles de la société. En adhérant à ces règles, il ne se plie pas aux exigences de la société, il vit plutôt en fonction d'elles, sans être dupe du "ridicule" des conventions sociales. Cette petite prise de distance lui est salvatrice.
> Stade spirituel. Le stade éthique n'est pourtant pas suffisant pour mener une existence pleine. Il lui manque toujours un petit quelque chose. Quoi, au juste? Le telos d'Aristote, c'est-à-dire la sereine union avec ce qui nous dépasse. Pour Søren Kierkegaard, c'est Dieu, mais cela peut être présenté autrement pour ceux qui ne sont pas férus de religion, en disant que, dans le fond, nous avons tous ultimement besoin de nous ouvrir aux autres en grand, à coeur ouvert. Oui, nous ressentons le besoin viscéral de «passion infinie», comme le dit le philosophe.
On le voit bien, c'est là que réside le secret du courage. Où peut-on trouver la force d'être courageux, de se lancer dans quelque chose de grandiose, pour ne pas dire sublime? Dans le dernier stade des étapes de la vie de Søren Kierkegaard, dans le telos d'Aristote, bref, dans la volonté d'accomplir son être. Autrement dit, si l'on manque de cran pour se lancer corps et âme dans un projet qui nous tient à coeur, quel qu'il soit, eh bien, on peut le trouver très simplement, juste en se convainquant que nous n'avons pas d'autre choix que de le faire. Car de notre passage à l'acte dépend non seulement notre bonheur, mais aussi celui d'autrui. Oui, il suffit de se dire que nous agissons bravement pour les autres, pour tous les autres, tous ceux qui vivent aujourd'hui avec nous et tous ceux qui viendront après nous. Et que c'est ainsi que nous pourrons, peut-être, rester dans leurs coeurs.
Qu'en pensez-vous? Søren Kierkegaard a-t-il vu juste, d'après vous? Cela vous fait-il maintenant réfléchir? Je l'espère…
En passant, Søren Kierkegaard a aussi dit : «La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu'en avant».
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