L’incertitude. Pis, l’inconnu. Voilà une chose terrifiante, même si nous nous refusons à l’admettre ouvertement. Oui, voilà de quoi déclencher en nous une véritable peur panique, venue droit du fond des temps, de cette époque où l’homme des cavernes risquait sa vie chaque fois qu’il s’aventurait au loin ; c’est qu’il lui fallait prendre son courage à deux mains, et, poussé par la faim, partir à la chasse, en dépit des monstres – tigres à dents de sabre et autres rhinocéros laineux – qui peuplaient son environnement immédiat.
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Le hic ? Il réside dans le fait que nous ne sommes plus des hommes préhistoriques, et donc que nous ne sommes plus confrontés quotidiennement au danger, si bien que ce réflexe – à l’origine salvateur puisqu’il permettait, au besoin, de prendre la fuite au quart de tour ou bien de contre-attaquer à la vitesse de l’éclair – ne nous est guère utile. Pis que ça, il nous est souvent néfaste, car il peut nous paralyser à des moments cruciaux, des moments où, justement, nous devrions plutôt faire preuve d’agilité pour nous extraire avec brio de situations stressantes. Les exemples sont à foison : qui d’entre nous n’a jamais été bouche bée durant une longue minute face à une déclaration empreinte d’une mauvaise foi flagrante de la part de son boss ? Ou encore, qui n’a jamais figé à l’idée de changer de carrière ? Vous voyez…
La question saute aux yeux : comment faire pour ne plus être pris de vertige à la simple idée d’être confronté à l’incertitude, voire l’inconnu ? Oui, comment faire pour garder toute sa tête au moment de prendre une décision d’autant plus importante qu’elle peut modifier le cours de notre vie professionnelle ? Eh bien, je pense avoir déniché une réponse intéressante dans une étude intitulée Estimating individual ambiguity aversion : A simple approach. Celle-ci est signée par : Uri Gneezy, professeur d’économie et de stratégie à l’École de management Rady à La Jolla (Etats-Unis); Alex Imas, professeur de sciences de la décision à l’Université Carnegie-Mellon à Pittsburgh (Etats-Unis); et John List, professeur d’économie à l’Université de Chicago (Etats-Unis). Car elle a mis au jour un moyen ultrasimple de rester zen face à l’inconnu.
Les trois chercheurs ont demandé à 164 volontaires de bien vouloir se prêter à un petit jeu. Il s’agissait pour chacun de prendre le temps de comprendre les règles de deux jeux différents, puis de consulter une «Feuille de Décision» visant à aider chacun à faire le meilleur choix.
Les règles de ces jeux-là étaient très simples… Dans le premier cas, un dé à 10 faces était tiré pour chacun des participants : si le score du dé était égal ou inférieur au chiffre sur lequel avait parié le joueur, il gagnait ; sinon, il perdait. Et dans le second cas, une balle était tirée d’une urne : soit dans l’urne A, qui contenait 50 balles rouges et 50 balles noires (les joueurs connaissaient cette information) ; soit dans l’urne B, dont aucun joueur ne connaissait le nombre de balles rouges et noires.
Pour chacun des deux jeux, les participants devaient se plonger dans une Feuille de Décision [voir le PDF]. Et c’est là, je vous le dis tout de suite, le point important de cette étude. Voici comment elle se présentait, pour le premier jeu :
➢ Deux colonnes. Dans la première, l’option A, où toute victoire permettait de gagner 200 jetons, et tout échec, 160 jetons. Dans la seconde, l’option B, où toute victoire permettait de gagner 385 jetons, et tout échec, seulement 10 jetons
➢ Dix scénarios. Dans le cas de l’option A, le premier scénario indique que si le dé faisait 1 et si le joueur avait choisi ce scénario-là, il avait 1 chance sur 10 de gagner les 200 jetons, et 9 chances sur 10 de gagner les 160 jetons ; que si le dé faisait 2 (ou 1) et si le joueur avait choisi ce scénario-là, il avait 2 chance sur 10 de gagner les 200 jetons, et 8 chances sur 10 de gagner les 160 jetons ; etc.
Dans le cas de l’option B, le premier scénario indique que si le dé faisait 1 et si le joueur avait choisi ce scénario-là, il avait 1 chance sur 10 de gagner les 385 jetons, et 9 chances sur 10 de gagner les 10 jetons ; que si le dé faisait 2 (ou 1) et si le joueur avait choisi ce scénario-là, il avait 2 chance sur 10 de gagner les 385 jetons, et 8 chances sur 10 de gagner les 10 jetons ; etc.
On le voit bien, l’option A était nettement moins risquée que l’option B ; en cas d’échec au tirage du dé, au moins on gagnait 160 jetons. Cela étant, l’option A permettait d’empocher une somme de jetons moins intéressante : 200 au lieu de 385 dans l’option B.
Que devait donc faire chaque participant ? Il devait commencer par consulter les scénarios de l’option A pour déterminer celui avec lequel il se sentait le plus à l’aise, puis consulter l’option B afin d’identifier le scénario qui lui ferait switcher de l’option A à l’option B. C’est-à-dire identifier le scénario qui lui ferait prendre, en toute conscience, davantage de risques que ce qu’il était a priori disposé à prendre. Bref, trouver son «point de bascule décisionnel».
Quant au second jeu, qui se déroulait avec des urnes remplies de balles rouges et noires, la Feuille de Décision se présentait de manière similaire. La différence résidait surtout dans le fait qu’une grande incertitude caractérisait l’urne B (personne ne savait combien de balles rouges et noires il y avait), et par suite, par le fait que plus on prenait de risques avec l’urne B, plus cela était payant en terme de jetons empochés.
Là encore, ce qui intéressait les expérimentateurs, c’était le point de bascule décisionnel, à savoir le moment où chaque participant se mettait à passer de l’urne A à l’urne B, et donc à braver l’inconnu. Ce qui leur permettait, vous l’avez compris, de jauger l’attitude de chacun face à l’incertitude.
J’ai maintenant une dernière chose à vous dire à propos de cette expérience. En parallèle à tout ça, les trois chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique visant à déterminer la meilleure attitude à avoir dans chacun des jeux. L’idée était la suivante : être en mesure de comparer le comportement réel des participants à celui – idéal – indiqué par le modèle de calcul. Pourquoi faire ? Pour savoir si ces petits jeux-là et le recours à une Feuille de Décision permettait d’obtenir d’aussi bons résultats que ceux du modèle de calcul.
L’intérêt peut vous paraître anecdotique. Et c’est normal. Mais il faut comprendre que pour des chercheurs, cela est crucial : si une méthode toute simple comme le fait de donner à quelqu’un une Feuille de Décision et un crayon pour cocher le scénario où il est prêt à passer d’une option A (risquée, mais pas trop) à l’option B (plus risquée parce qu’empreinte de davantage d’incertitude) donne d’aussi bons résultats que le modèle de calcul, eh bien, cela permettrait à l’avenir de simplifier grandement les recherches liées au comportement de l’être humain face à l’incertitude.
Résultats ? Ça a fonctionné. «Aussi déconcertant que cela puisse paraître a priori, il suffit d’une feuille de papier dotée d’un tableau et d’un crayon pour qu’on puisse établir avec précision la tolérance au risque et à l’incertitude d’une personne», indiquent-ils dans leur étude.
Bon. Tant mieux pour eux, vous allez me dire. Et vous ajouterez (en pensée) : «Ça me fait une belle jambe…». Laissez-moi vous rassurer : l’air de rien, cette découverte est fabuleuse, au point d’être susceptible de modifier votre attitude au travail ! Si, si…
En effet, le travail de MM. Gneezy, Imas et List montre qu’il y a moyen, pour chacun de nous, de ne plus être tétanisé face à l’incertitude, et mieux, d’arriver à prendre, en toute conscience, davantage de risques que ce à quoi on est habitué. Oui, à faire – enfin ! – preuve d’une surprenante audace, sans pour autant sentir cette petite goutte de sueur glaciale couler le long de notre colonne vertébrale.
Comment ça ? Comme ceci :
➢ Qui entend ne plus avoir peur de plonger dans l’inconnu se doit d’user d’une Feuille de Décision. Il lui faut prendre une feuille et un crayon, puis représenter un tableau à deux colonnes. Dans la première, l’option A (établie en fonction des seules données fiables) ; dans la seconde, l’option B (établie à la fois en fonction de données fiables et de données empreintes d’incertitude). Puis, il lui faut indiquer une série de scénarios envisageables, en commençant par le plus périlleux et en finissant par le plus sûr. Pour chacun de ces scénarios, il doit estimer le pourcentage de chances de réussite ainsi que les gains potentiels ; et ce, pour chacune des deux options. Enfin, il lui faut bien regarder le tableau, jusqu’au moment où il parviendra à identifier son propre point de bascule décisionnel, à savoir le scénario qui le ferait passer de l’option A à l’option B. Alors il pourra pousser un grand «Eurêka !» : il saura quoi faire exactement pour surmonter ses inquiétudes liées à l’incertitude, sans paniquer le moindrement du monde. Génial, n’est-ce pas ?
Voilà. Libre à vous de recourir désormais au truc ultrasimple de la Feuille de Décision, ou pas. Mais sachez que, pour ma part, depuis que j’en ai pris conscience, je m’en sers. Et ça marche. Bien entendu, n’hésitez pas à me dire ce que cela donne pour vous, via les Commentaires.
En passant, le dramaturge britannique William Shakespeare disait : «Qui attend les souliers d’un mort risque de marcher longtemps nu-pieds».
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