BLOGUE. On dirait que ça arrive tous les jours… Une équipe chargée de mener à bien un projet rencontre une difficulté, par exemple un client important qui ne paye pas à temps. Voulant bien faire, l'un des responsables du marketing du projet, qui connaît bien le client en question pour jouer parfois au golf avec lui, l'appelle directement pour s'informer de ce qui se passe. Et quand la personne normalement responsable de ce genre d'appel découvre qu'un autre l'a fait à sa place, elle pique une colère : «Quoi? Untel a appelé? De quoi il se mêle, celui-là? Il ne fait même pas partie de l'équipe, il est au marketing!» Ça vous dit quelque chose, ça?
Découvrez mes précédents posts
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Quel est le vrai problème dans cette histoire, d'après vous? En fait, c'est très simple : c'est un problème de divergence d'opinion sur ce qu'est une équipe. J'ai compris ça grâce à l'étude intitulée Constructing the team: The antecedents and effects of membership model divergence qu'a signée Mark Mortensen, professeur de comportement organisationnel à l'Insead (France).
Le chercheur étudiait le fonctionnement d'une petite équipe chargée du design des produits électroniques fabriqués par une multinationale quand il est tombé sur une anecdote similaire à celle que je viens de raconter. Celle-ci a éveillé sa curiosité et l'a amené à s'interroger sur la définition-même du terme «équipe». Qui en fait partie? Qui n'en fait pas partie? Où sont ses véritables limites, si limites il y a?
Il est logiquement parti de la définition la plus courante, à savoir celle qu'utilisent les études de référence sur le sujet. La voici : une équipe est «un ensemble borné d'individus interdépendants qui partagent la responsabilité d'atteindre un but commun». Songeant à son anecdote, l'évidence lui a sauté aux yeux : le problème provient du terme «ensemble borné». Car ce dernier est imprécis, en ce sens que l'on ne sait pas où sont les «bornes» en question, ni qui les posent.
Pour y voir plus clair, M. Mortensen a décidé de procéder à une petite expérience. Il a demandé à un total de 378 personnes composant 38 équipes différentes de bien vouloir répondre à un questionnaire fouillé. L'objectif était pour lui d'en savoir plus sur, entre autres, leur perception de ce qu'est une équipe, leur niveau réel d'interaction au sein de leur équipe et leur degré d'identification à l'équipe.
Fort de ces données, il a concocté un modèle de calculs économétriques permettant de déceler des divergences au sein de chacune des équipes étudiées. Résultat : il y en avait dans 72% d'entre elles! Et quand on parle de divergences, on entend des problèmes susceptibles d'avoir de graves conséquences (sur la performance de l'équipe, etc.).
Puis, il a regardé d'où pouvaient provenir les divergences et quelles pouvaient en être les conséquences. Il a noté, concernant leur origine, que :
> Les divergences pouvaient résulter du fait que les membres de l'équipe ne passaient pas beaucoup de temps ensemble;
> Elles pouvaient aussi découler d'une faible interaction entre les équipiers;
> Plus une équipe est diversifiée (profils professionnels distincts, compétences complémentaires, etc.), moins elle risque de souffrir de divergences.
Et concernant leurs conséquences, que :
> Les divergences ont un impact négatif significatif sur la dynamique de l'équipe, à savoir sur l'énergie que met celle-ci à atteindre les objectifs qui lui sont fixés;
> Elles ont, par suite, un impact indéniable sur la performance de l'équipe.
Mieux, il a réussi à mettre le doigt sur le cœur du problème. Toutes les divergences relevées avaient un point en commun, soit «la difficulté de coordonner les processus cognitifs». Qu'est-ce que cela signifie? Eh bien, quand une équipe travaille, elle produit de l'information, beaucoup d'informations, mais des informations qu'elle a du mal à partager harmonieusement entre tous. Certains ont des informations, d'autres en ont d'autres, et chacun croit que tout le monde sait les mêmes choses que lui. Bref, c'est vite un dialogue de sourds.
Comment y remédier? M. Mortensen y a soigneusement réfléchi et fait le conseil suivant : «À première vue, on pourrait avancer l'idée qu'un manager doit entreprendre d'éradiquer toute divergence dès qu'il en détecte une. Mais en réalité, cela ne règlerait pas le problème. Il ferait mieux de cibler le cœur de celui-ci, c'est-à-dire de s'occuper du fait que chaque membre de l'équipe a une vision personnelle de ce qu'est l'équipe dans laquelle il œuvre. Sa tâche devrait être d'harmoniser les vues de tous, et ce, en organisant au besoin une ou plusieurs réunions destinées à en parler», indique-t-il dans son étude.
C'est aussi simple que ça. Si l'on souhaite atténuer les divergences au sein d'une équipe, il convient d'établir un bon réseau de communications entre chaque équipier et de prendre le temps, dès le départ, d'expliquer aux uns et aux autres qui fait quoi. «C'est d'autant plus crucial que la notion d'équipe est devenue élastique, de nos jours», souligne le professeur de l'Insead. De fait, rares sont aujourd'hui les équipes qui ont une structure rigide et permanente, où chacun connaît bien les autres et sait ce qu'il a à faire. Des experts et des consultants intègrent des équipes le temps de remplir un mandat restreint et s'en vont ailleurs. Deux équipes sont fusionnées, dans l'espoir que le renfort va permettre de respecter les délais. De manière générale, de plus en plus de personnes sont contractuelles, et de moins en moins occupent un poste permanent, si bien que l'on est maintenant rarement au sein d'une équipe, mais de plusieurs à la fois.
Voilà. Petite cause, grands effets, mais heureusement, remède simple.
En passant, l'écrivain français Jean-Claude Carrière a déjà dit : «La certitude provient d'une vision tronquée».
Découvrez mes précédents posts