La triche. Cette fâcheuse manie de ne pas respecter les règles établies, ou pis, de les contourner pour en tirer un profit personnel plus ou moins grand. L'air de rien, elle occasionne des dégâts considérables : pour le réaliser, il suffit de se mettre deux secondes dans la peau de celui qui travaille fort, que sue sang et eau jour après jour, qui stresse continuellement à l'idée de ne pas atteindre le but visé, et qui finit par découvrir qu'à côté de lui d'autres fraudent en douce pour s'assurer, en dépit de leur incompétence, d'obtenir ce qu'ils veulent. Vous voyez? Oui, la triche peut transformer le quotidien d'une personne, tant à l'université qu'au bureau, en véritable cauchemar. Et même, disons le carrément, parasiter une équipe, voire toute une entreprise.
Découvrez mes précédents billets
Mon tout nouveau groupe LinkedIn
Mon groupe Facebook
Mon compte Twitter
L'ennui, c'est que la triche est beaucoup plus généralisée qu'on ne l'imagine. Prenons le cas des universités. Saviez-vous, par exemple, qu'en 2013 Harvard a viré près de 70 des 125 étudiants qu'elle soupçonnait de tricherie? Que des événements similaires se sont aussi récemment produits à Dartmouth? Et à l'Académie de la Force aérienne des États-Unis? Ou encore, qu'un éminent professeur de Stanford a signalé cette année-même au doyen qu'il était convaincu qu'un «système de tricherie généralisée» sévissait dans l'université?
Allons plus loin, avec une histoire que j'aimerais vous raconter. Une histoire qui va vous paraître anecdotique à prime abord, mais qui va vite vous passionner, comme cela s'est produit pour moi. Une histoire qui va peut-être bien changer votre vie au travail. Ni plus ni moins.
Un jour de 2012, un élève d'une grande université américaine est allé voir son professeur de science pour lui signaler qu'il avait vu des élèves tricher lors du dernier examen. Bien entendu, il s'est refusé à donner des noms. Mais il tenait à le dire parce qu'il trouvait ce comportement-là inacceptable.
Le professeur a alors envoyé un courriel aux 242 élèves ayant passé cet examen, dans lequel il soulignait que des soupçons de tricherie pesaient sur eux. Il y martelait les faits que «tricher est moralement intolérable» et «indigne». Enfin, il demandait aux éventuels coupables de se dénoncer eux-mêmes.
Résultat? Aucun, ou presque. Personne n'est allé se dénoncer de son propre chef, néanmoins un autre élève est allé voir le professeur pour lui indiquer que, lui aussi, avait été témoin de tricheries lors du dernier examen. Bien entendu, il n'a donné aucun nom à ce sujet.
Le professeur a alors envoyé un second courriel, accompagné d'une étrange menace : si personne ne se dénonçait, il ferait appel à des experts pour les identifier. Réaction? Aucune, ce fut le mutisme complet. Si bien qu'il est passé à l'action...
Comment? Eh bien, il a pris contact avec Steven Levitt. Oui, l'économiste iconoclaste à l'origine de la freakonomics, cette approche originale de l'économie qui consiste, par exemple, à analyser l'économie de la drogue, ou encore les liens entre les taux de criminalité et d'avortement. Le coauteur du bestseller Freakonomics et éminent professeur d'économie de l'Université de Chicago. Lui-même, en personne. Pour lui parler du problème de tricherie auquel il était confronté.
M. Levitt s'est aussitôt passionné pour le sujet, et a accepté de relever le défi. Il s'est associé à Ming-Jen Lin, professeur d'économie à l'Université nationale de Taïwan à Taipei, et, ensemble, ils ont trouvé un truc génial pour mettre au jour les tricheurs. Et plus fort encore, pour mettre fin à tout jamais, ou presque, à la tricherie lors d'un examen! Un tour de force qu'ils explicitent dans une étude intitulée Catching cheating students et que je vais partager de ce pas avec vous...
Les soupçons de tricherie avaient émergé lors de l'examen de la troisième session, il ne restait donc plus que l'examen final pour régler le problème. Les deux chercheurs ont tout d'abord eu l'idée de recueillir le maximum d'informations sur le dernier examen, et ont ainsi pu savoir : d'une part ce que chacun avait répondu à chacune des questions posées (il s'agissait des questions à choix multiples, où l'on doit indiquer la bonne réponse aux quatre suggérées); d'autre part, qui était assis à côté de qui (car le moyen le plus simple de tricher à un examen, c'est bien de "collaborer" avec ses voisins immédiats...).
Ensuite, ils ont concocté un savant algorithme visant à regarder s'il y avait bel et bien eu de la tricherie lors de cet examen-là. Comment fonctionnait-il? Le plus simplement du monde : le truc, c'était non pas de regarder s'il y avait des taux curieusement élevés de bonnes réponses entre voisins, mais de regarder s'il y avait des taux curieusement élevés mêmes mauvaises réponses entre voisins! Subtil, n'est-ce pas?
Le résultat est à faire froid dans le dos : un peu plus de 10% des étudiants avaient triché! «Un pourcentage qui correspond au chiffre résultant du vaste sondage mené en 2005 par McCabe auprès de milliers d'étudiants aux États-Unis et au Canada : 11% d'entre eux avaient reconnu, sous le couvert de l'anonymat, avoir triché lors de leur dernier examen», indiquent les deux chercheurs dans leur étude.
Face à ce chiffre renversant, MM. Levitt et Lin se sont demandé comment il se faisait que personne ne s'était fait pogner en train de tricher. C'est que l'examen était surveillé par un assistant du professeur, et celui-ci n'avait visiblement rien remarqué de curieux. Il leur est ainsi venu l'idée de procéder à une drôle d'expérience lors du dernier examen de l'année...
Comme d'habitude, les étudiants sont entrés dans la salle d'examen et se sont assis là où ils le voulaient, si bien que, tout naturellement, ceux qui avaient la ferme intention de tricher se sont mis pas loin les uns des autres. Le hic pour eux? C'est que les deux chercheurs les avaient identifié, grâce à leur redoutable algorithme. Si bien qu'ils ont recouru à la parade de leur cru : replacer tout le monde au hasard.
Ça n'a pris que quelques minutes, et chacun a dû s'installer là où le sort lui disait de s'installer. Enfin, le sort, mais pas complètement : les deux chercheurs avaient veillé à ce que le tirage au sort tienne compte d'une condition, à savoir que deux voisins qui avaient triché ensemble la dernière fois ne pouvaient pas se retrouver ensemble cette fois-ci. Simple et efficace, n'est-ce pas?
Conséquence? Zéro tricherie! Aucun étudiant n'a recouru à la triche pour tenter d'avoir une meilleure note. Les deux économistes ont pu le vérifier en réutilisant leur fameux algorithme sur toutes les réponses données par les étudiants aux questions à choix multiples posées cette fois-ci. «À noter que nous avions ajouté une autre mesure : là où la dernière fois il n'y avait qu'un surveillant, nous avons eu recours à quatre surveillants, qui se sont montrés plus vigilants qu'à l'habitude», soulignent-ils.
Un dernier point : à votre avis, qu'est-il arrivé aux tricheurs? Les deux chercheurs avouent leur déception : «Le professeur a fourni au doyen la liste des étudiants dont il était quasiment certain qu'ils avaient triché, selon les résultats de notre algorithme. Celui-ci a ouvert une enquête, laquelle devait déboucher par un jugement officiel. Durant l'enquête, quatre des étudiants ainsi désignés ont avoué leur culpabilité. Et pourtant, la veille des délibérations du jugement, le doyen a mis brutalement fin à toute la procédure, sous la pression des parents», disent-ils. Et tout le monde a dû faire comme si jamais rien n'était arrivé...
Fascinant, n'est-ce pas? Il est à présent possible d'empêcher les étudiants de tricher lors d'un examen. À tout le moins, de mettre à bas à leur principal procédé pour tricher. Il suffit pour ce faire de les placer au hasard dans la salle et d'accroître la surveillance. C'est aussi bête que ça.
Maintenant, que peut-on tirer de tout cela pour notre quotidien au bureau? Pour mettre des bâtons dans les roues de ceux qui fraudent, qui volent, qui traficotent? Ceci, je pense :
> Qui entend éradiquer du bureau les comportements moralement répréhensibles se doit de rebrasser les cartes de temps à autres. Il lui faut veiller à ce que les employés changent régulièrement d'équipe, côtoient plus souvent de nouveaux collègues, sortent épisodiquement de leur petite routine. Pourquoi? Parce que cela compliquera la tâche de ceux qui ont le chic pour contaminer les autres avec leurs petites magouilles. Sans oublier, bien sûr, de garder une oreille attentive à tout écho de tricherie en oeuvre à l'interne : il convient, bien sûr, d'avoir pour principe que les personnes malhonnêtes ne sont qu'un épiphénomène; mais de ne pas être pour autant trop naïf, puisqu'on dit que l'occasion fait le larron.
En passant, l'écrivain italien Luigi Pirandello a dit dans La Volupté de l'honneur : «Il est plus facile d'être héros qu'honnête homme. Héros, nous pouvons l'être une fois par hasard; honnête homme, il faut l'être toujours».
Découvrez mes précédents billets
Mon tout nouveau groupe LinkedIn
Mon groupe Facebook
Mon compte Twitter