BLOGUE. Rire vous ferait-il du bien? Oui? Vraiment? Super! Ça me donne l’occasion de partager avec vous un petit livre sur lequel j’ai mis la main hier, dont le seul titre prête déjà à sourire : L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation (Points, 2010)…
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L’air de rien, cet ouvrage humoristique est un véritable bijou pour qui se pique de management et de leadership. Il décrit les mésaventures d’un employé de bureau quelconque qui a envie d’aller réclamer une augmentation à son boss, mais qui n’a aucune idée de la bonne façon de s’y prendre. Chaque initiative donne lieu à mille tergiversations, si bien qu’il ne sait plus trop ce qu’il doit faire.
L’auteur de ce livre? Son nom dira tout à ceux qui le connaissent déjà : Georges Perec. Son style est à nul autre pareil : dans La Disparition, il s’est amusé à rédiger un roman complet sans jamais utiliser la lettre «e»; ici, dans L’art et la manière…, il n’a utilisé aucun signe de ponctuation (pas de virgule, pas de point, etc.). Il a connu la consécration en 1978, quatre années avant son décès, lorsque La Vie mode d’emploi a remporté la prix Médicis, roman dans lequel il explorait de manière méthodique la vie des différents occupants d’un immeuble.
Là, dans L’art et la manière…, il décrit par le menu chacun des faites et gestes de ce pauvre employé de bureau, et donne à la toute fin du roman un schéma décrivant chaque étape, avec les différentes possibilités qui s’offraient à lui. Commençons par le début, vous allez tout de suite saisir :
L’employé - «vous» dans le texte – se rend au bureau de son chef de service, monsieur X. Deux cas de figure sont possibles : il est à son bureau, ou il n’y est pas. Pérec analyse alors chacun des cas de figure, en parallèle : s’il n’y est pas, l’employé peut décider de retourner à son bureau, ou bien décider de guetter son retour dans le couloir, et dans le dernier cas, finir par décider de retourner à son bureau au bout d’un certain temps, ou bien d’aller faire un tour dans le bureau voisin de Mlle Y, histoire de guetter plus discrètement le retour de M. X ; en revanche, s’il est à son bureau, alors deux possibilités sont envisageables, à savoir que si l’on frappe à sa porte ouverte, soit il lève la tête, soit il ne lève pas la tête pour voir qui vient à son bureau. Etc. Etc. Etc.
Maintenant, un court extrait pour vous montrer l’aspect tout aussi étrange de la forme de ce roman atypique :
«(...) vous frappez avant d’entrer puis vous attendez sa réponse évidemment s’il ne répond pas vous n’aurez plus qu’a tout recommencer aussi irons-nous jusqu’à admettre dans un noble désir de simplification car il faut toujours simplifier qu’exceptionnellement quand vous avez frappé mr X qui était bel et bien dans son bureau a bel et bien levé la tête certes cela signifie qu’il vous a entendu mais ne veut absolument pas dire qu’il va vous recevoir sur le champ en fait le large éventail de signes donc de messages dont va s’accompagner sa réponse peut s’organiser en trois groupes principaux qui détermineront pour vous trois stratégies spécifiques d’abord il peut très bien vous signifier par exemple en remuant deux ou trois fois la tête dans le plan horizontal de droite à gauche et de gauche à droite ou bien par un regard furibard en disant long sur son refus de coopérer ou par un message aussi verbal qu’intempestif qu’il n’a absolument pas l’intention de vous recevoir ni sur le champ ni dans un avenir proche ni même dans un avenir lointain mais l’on aura raison de trouver cette hypothèse par trop pessimiste et même franchement destructrice aussi ne la retiendrons nous pas par contre il serait beaucoup trop optimiste et presque béat de penser que votre chef de service va remuant son chef dans le plan vertical de bas en haut puis de haut en bas ou vous délivrant son plus gracieux sourire va dis-je vous inviter à entrer sans tarder en fait cette hypothèse est tellement improbable tellement démentie quotidiennement par les faits que nous la jugerons tout aussi impossible que la précédente ce qui bien évidemment nous amène à la troisième laquelle consiste en un message temporisateur articulé à votre exclusive intention par votre chef de service et vous agréant comme visiteur possible au terme d’une échéance plus ou moins longue bref disons le tout net votre chef de service ne peut pas ou ne veut pas vous recevoir tout de suite mais il n’a rien a priori contre l’entrevue que vous lui demandez et il vous prie de bien vouloir avoir l’obligeance de vous présenter à lui à 14h30 (...)»
Ouf! Et c’est comme ça durant une soixantaine de pages… Une fois qu’on s’est habitué à la forme, la lecture se fait toute seule, avec une drôle d’impression de tournis à mesure que le pauvre employé tourne en rond dans ses choix improbables et dérisoires. Il se demande si le début d’après-midi est le bon moment pour demander une augmentation : son boss sera en pleine digestion, ou pis, sera de mauvaise humeur si son repas n’a pas été bon. Il s’interroge sur ce qu’il devra dire en premier, pour entamer la discussion avant d’aborder le sujet qui l’intéresse : doit-il, ou ne doit-il pas, par exemple, lui demander comment se porte sa petite famille? Il envisage les différentes attitudes que pourrait adopter son interlocuteur, au moment où il aura saisi que l’objet de sa visite est une demande d’augmentation salariale. Etc. Etc. Etc.
On le voit bien, L’art et la manière… est à se tordre de rire. Le lecteur a la sensation d’être plongé dans un univers étrange, un mélange de Kafka et de Monty Python, où chaque décision peut avoir des conséquences dramatiques insoupçonnables, où la raison dérape joyeusement. Un univers qui n’est pas si loin que ça du nôtre, de notre quotidien : une petite touche d’humour permet de ne pas sombrer dans la déprime, oui, une infime touche d’humanité fait toute la différence.
Autre intérêt du roman de Perec : on peut très bien l’aborder comme un manuel, c’est-à-dire comme une sorte de guide pratique sur ce qu’il ne faut surtout pas faire quand on veut réellement réclamer une hausse de salaire à son boss. Quand on prend le temps de regarder le schéma donné en fin de texte, on y découvre quelques précieux conseils :
> Décontractez-vous. Une fois dans le bureau de votre boss, prenez une grande respiration, histoire de calmer les battements de votre cœur. Retrouvez votre calme. Et attendez qu’il vous offre de vous asseoir.
> Exposez-lui ce qui vous préoccupe. Son temps est précieux, ne le lui faites donc pas perdre avec d’inutiles tergiversations. À l’issue de quelques formules de politesse, allez droit au but. Présentez-lui votre demande.
> Insistez sur ce que vous désirez. Ne lui mettez pas le couteau sous la gorge. Ne lui donnez pas non plus un ultimatum. Laissez-lui au contraire une petite marge de manœuvre ou de négociation, en lui faisant bien comprendre que votre demande est fondée. L’idéal est de lui montrer ce qu’il a à gagner, de son côté, à vous augmenter sur le plan salarial, bref, c’est que ce soit une offre win-win.
À cette étape, Perec conclut dans son livre par un laconique «Attendez six mois», puis un «Réfléchissez au prochain problème» qui ramène grosso modo à la case départ. La boucle est bouclée. Heureusement, la vie n’est pas toujours aussi triste. Pas vrai?
En passant, l’auteur comique grec Ménandre a dit dans l’un de ses Fragments : «Une vie qui cherche sa vie n’est pas une vie»…
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