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SNC-Lavalin : le départ surprenant de Robert Card

Par François Pouliot


Édition du 26 Septembre 2015

C'est avec surprise qu'on a appris le remerciement du grand patron de SNC-Lavalin, Robert Card, et son remplacement par le chef de l'exploitation, Bruce Neil. Pourquoi M. Card doit-il partir ? Il se pourrait que ce soit à la suite d'une décision qu'on cautionnait à l'époque, et qui nous aurait probablement valu aussi d'être remercié.


À la première croisée des chemins, Robert Card n'avait pas fait forte impression. C'était à l'assemblée annuelle de SNC, au printemps 2013, et le grand patron ne savait pas que son entreprise ne pouvait plus soumissionner aux contrats d'Hydro-Québec (parce qu'elle avait décroché le projet de Muskrat Falls, concurrente d'Hydro). C'était pourtant en une de La Presse... le matin de l'assemblée.


Notre impression allait cependant évoluer au fil des rencontres. C'est un Robert Card beaucoup plus charismatique et semblant avoir les commandes bien en mains qui rencontrait l'équipe éditoriale de Les Affaires, six mois plus tard.


La stratégie était cette fois nettement plus claire que lors de l'assemblée des actionnaires. SNC comptait se départir d'un certain nombre de ses concessions - des placements comme celui dans le transporteur d'électricité albertain AltaLink (vendu depuis) et celui dans l'autoroute 407 - afin de financer de nouveaux investissements dans le secteur de l'ingénierie et de la construction. Les concessions avaient permis de sauver le fleuron québécois au moment de la crise de gouvernance, leur valeur rassurant le marché. Mais le rendement sur l'investissement qu'elles étaient susceptibles d'offrir dans l'avenir était inférieur à celui d'investissements en ingénierie-construction.


L'objectif : doubler la taille de SNC sur environ cinq ans.


Par la suite, on allait apprendre à mieux apprécier encore M. Card pour son style direct et franc. À la différence de bon nombre de chefs de direction, il ne cherchait pas à esquiver les questions et répondait sans trop de détours.


Pourquoi part-il ?


Si sa stratégie était bonne, et si son style plaisait, alors pourquoi part-il ?


Les résultats de SNC-Lavalin ont été inégaux sous sa gouverne. Teintés par de vieux contrats de l'ancien régime qui amenaient des pertes, mais dont on ne pouvait interrompre l'exécution. Au dernier trimestre 2015, les choses se sont compliquées pour lui. Quelques contrats obtenus pendant qu'il était en poste ont commencé à engendrer des pertes, en raison d'imprévus dans l'exécution et la planification (l'Evergreen Line de Colombie-Britannique et l'achèvement de la phase 1 de l'autoroute 407 Est).


Le réflexe est de dire qu'avec l'obtention récente de deux contrats majeurs, le pont Champlain à Montréal et le transport léger sur rail d'Eglinton, il n'était plus question de courir de risques et il valait mieux installer un nouveau contremaître.


Pas vraiment. Les administrateurs de SNC ont en effet commencé à parler à M. Card d'un processus de transition (il reste conseiller spécial) il y a... neuf mois !


C'est dire que la décision de son départ avait déjà été arrêtée à ce moment.


On n'entrera pas dans les détails du calcul, mais en tenant compte du temps nécessaire à l'élaboration du plan stratégique et à sa mise en place, et du délai avant d'obtenir les premiers résultats, il est facile de voir qu'on n'a donné aucune chance au coureur - M. Card - sur le plan de l'exécution.


Pourquoi ? Notre intuition est qu'une autre raison que la capacité d'exécution de M. Card (il n'y avait pas encore d'indice d'incapacité à l'époque) a davantage fait monter la température dans la salle du conseil : Kentz Group. Dès le départ, cette acquisition européenne de 2,1 milliards de dollars américains, survenue à l'automne 2014 et apparemment pilotée par M. Card, ne faisait pas l'unanimité dans le marché.


SNC a payé 10,4 fois le bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA) alors que ses propres activités d'ingénierie se négociaient à une valeur estimée tout juste au-dessus de 5 fois le BAIIA. Si vous payez quelque chose 10 fois le bénéfice et que le marché décide de lui appliquer votre multiple de 5 plutôt que celui de 10, vous venez de détruire passablement de valeur.


Le pari de SNC, auquel on croyait personnellement, était qu'avec le temps le multiple appliqué à ses propres activités augmenterait, grâce à la croissance de Kentz et à une augmentation de la confiance des actionnaires. Et que l'affaire deviendrait fort payante.


Malheureusement, 16 % des revenus de Kentz proviennent du secteur minier, une industrie qui a faibli après l'acquisition. Surtout, 24 % proviennent du secteur pétrolier et gazier.


Il y a neuf mois (en janvier), lorsque pour la première fois on a commencé à parler à M. Card de son départ, où en était-on du côté du pétrole et du gaz ? Le baril, qui s'échangeait à 80 $ US au moment de l'acquisition, venait de dégringoler à 50 $ US. Tout comme le prix du gaz naturel, qui chutait de 4 $ à 2,50 $ US le mille pieds cubes pendant la même période.


Assez paradoxalement, Kentz Group est probablement actuellement la filiale qui fournit les résultats les plus intéressants à SNC. Et elle a, la semaine dernière, décroché un intéressant contrat pour une raffinerie en Irak. La question n'en reste pas moins de savoir si les grands bouleversements que traverse le secteur ne la rattraperont pas bientôt et ne viendront pas peser assez lourdement sur les résultats et le carnet de commandes.


Notre impression est que M. Card pourrait surtout avoir écopé en raison de l'acquisition de Kentz, dont les retombées au cours des prochains trimestres sont incertaines. Son départ n'est certainement pas un signal d'investissement.