Analyse. Shell qui ferme sa raffinerie pour la transformer en terminal, Quebecor qui réduit l'effectif du Journal de Montréal de plus de 75%. Pousse-t-on trop loin le capitalisme?
À l'époque où nous étions étudiants, il était assez clair dans nos livres de droit qu'un conseil d'administration devait toujours rechercher l'intérêt de "l'entreprise". Là où les choses se compliquaient, c'est lorsque venait le moment de définir ce qu'était "l'entreprise".
Pour les uns, il s'agissait de l'unique intérêt de l'actionnaire. Pour d'autres, il fallait aussi tenir compte de l'intérêt des créanciers. Pour certains enfin, il fallait voir l'entreprise dans une plus grande globalité et y inclure l'intérêt des employés, et même celui des collectivités. "L'entreprise" existait grâce à chacun de ces groupes et il fallait conséquemment dans son évolution tenir compte de chacun.
La prise en compte de la collectivité peut peut-être en faire sourire quelques uns, mais la Saskatchewan demande justement à Ottawa de bloquer la vente de Potash à BHP Billiton parce qu'elle ne procure pas "un bénéfice net". Couche-Tard devait aussi composer avec une législation contraignante en Ohio dans sa tentative d'avaler Casey's.
La discussion est montée en haut lieu il y a deux ans, lorsque les créanciers de BCE ont demandé à la Cour Suprême de bloquer sa vente au consortium piloté par Teacher's parce que celle-ci transportait trop de dette à l'intérieur de la compagnie. Les créanciers ont mordu la poussière, mais ce jugement reçoit encore toutes sortes d'interprétations juridiques, si bien qu'il faut certainement se garder de dire qu'un conseil d'administration n'a pas à tenir compte des intérêts des créanciers.
Où se situe l'équilibre?
C'est évidemment une question fort débattue, à laquelle les adhérents à l'école du capitalisme ne fournissent pas la même réponse que ceux de l'école du communisme.
Nous sommes dans un système capitaliste, en conséquence, il ne devrait pas y avoir trop d'opposition dans la salle pour dire que l'intérêt de ceux qui mettent le capital doit être prépondérant sur tous les autres.
Deux exemples récents soulèvent néanmoins des interrogations sur l'étendue de la prépondérance des droits de ceux qui mettent le capital. Dit autrement, à quel moment entre-t-on dans une situation de capitalisme sauvage?
L'affaire Shell
Shell ferme sa raffinerie pour la convertir en terminal. L'intérêt des actionnaires est ici nettement en opposition à celui des salariés.
Ce n'est pas une mauvaise idée pour Shell de transformer sa raffinerie en terminal. D'importants investissements sont actuellement nécessaires et l'avenir n'apparaît pas très rose même avec ceux-ci. L'arrivée des véhicules hybrides fera significativement descendre la demande en essence dans les prochaines années, et des raffineries devront fermer. Il est beaucoup moins risquer d'acheter de l'essence au marché et de la revendre en se prenant une cote.
Quand même, la compagnie semble avoir tenté une conciliation d'intérêts.
Si on comprend bien sa position, il aurait fallu que quelqu'un lui offre 1 G$ pour sa raffinerie pour obtenir une compensation équivalente à ce que représentera à long terme son investissement dans un terminal. Ce qui n'est malheureusement jamais venu.
Bien qu'on ne soit pas très impressionné par la clarté des explications de Shell, on se garderait de conclure trop rapidement à un capitalisme sauvage.
Le conflit au Journal de Montréal
C'est ici d'un autre ordre, mais tout aussi intéressant.
Quebecor veut mettre à pied environ 75% des employés au Journal de Montréal (les chiffres sont sujets à interprétation).
Au début de ce conflit, tout le monde se demandait si le Journal allait être en mesure de tenir avec un faible effectif. Preuve a été faite que la chose est possible.
Difficile de reprocher à l'entreprise d'abolir des postes dont elle n'a pas besoin.
Justifiée Quebecor, donc.
N'allons pas trop vite. C'est que le niveau d'ajustement n'est pas sans faire sourciller.
Jusqu'à preuve du contraire, la rentabilité de l'entreprise n'a pas été affectée plus que ses pairs médiatiques, alors que la baisse des besoins journalistiques par exemple est drastiquement plus importante. Il y a certes une meilleure organisation des échanges de contenus entre les entités Quebecor, mais il y a aussi une hausse des effectifs dans certaines de ces autres entités.
Sur le niveau d'ajustement, on reste donc loin d'être convaincu que l'on suit le sentier d'un sain capitalisme.
*Divulgation: François Pouliot est un ancien employé du groupe Quebecor.