Une entreprise peut-elle racheter à prime les baux commerciaux d'une autre, mettre tout le monde à pied, et ensuite poursuivre à peu près les mêmes activités en choisissant unilatéralement les employés qu'elle veut conserver? Un important bras de fer juridique se dessine au Québec alors que le plan de match de Target pour Zellers apparaît illégal.
Déjà les TUAC et la Commission des normes du travail se préparent (voir plus loin).
Il y a 279 Zellers au Canada, dont une soixantaine au Québec. Target peut acheter jusqu'à 220 baux de magasins pour 1,8 G$. Elle compte convertir entre 100 et 150 établissements d'ici 2013-2014. Target pourrait acheter certains baux et les revendre. Pendant un temps ses établissements continueront d'être opérés par Zellers (elle louera de Target).
En apparence, il s'agit d'une transaction qui ne touche que des baux de location. C'est ce qui permet à Target de dire que les employés de Zellers devront tous renvoyer des CV et qu'elle choisira ceux qu'elle conserve à son emploi.
Le plan pourrait bien cependant frapper un mur en droit québécois (vraisemblablement aussi en droit ontarien, mais on est plus familier avec celui du Québec).
L'article 97 de la Loi sur les normes du travail indique que "l'aliénation partielle d'une entreprise n'affecte pas la continuité de l'application des normes du travail". En d'autres mots, si on vend partiellement une entreprise, rien ne change dans celle-ci.
Cette disposition est à lire avec l'article 124 de la loi qui édicte qu'un salarié qui compte deux ans de service dans une compagnie ne peut être remercié "sans cause juste et suffisante".
Or, il est depuis longtemps établi en jurisprudence que la vente partielle d'une entreprise n'est pas une cause juste et suffisante pour remercier un salarié.
D'où l'illégalité potentielle du plan de licenciement collectif de Target-Zellers.
La même situation s'applique pour les établissements où sont présents des syndicats. L'article 45 du code du travail prévoit qu'en cas de cession partielle d'une entreprise, l'accréditation syndicale suit dans les établissements du nouvel employeur, et les syndiqués aussi. Il y a une demi-douzaine d'établissements Zellers syndiqués au Québec, selon les Travailleurs unis de l'alimentation et du commerce (TUAC).
Le débat
On le voit, toute la question est de savoir si le fait de céder uniquement le bail de location constitue "une vente partielle d'entreprise"?
Pour le savoir, il faut rechercher, dit la jurisprudence, si les principaux éléments caractéristiques de l'entreprise ont été cédés.
Quels sont les principaux éléments caractéristiques d'une entreprise de commerce de détail?
-Les fonctions des employés.
-Les locaux
-La clientèle
-Les stocks
-Le nom de l'entreprise
Il peut y en avoir d'autres, mais à vue d'œil, c'est pas mal ça.
Élément important, le nom de Zellers n'est pas cédé à Target.
Sous une approche unitaire, les stocks non plus. Sous une approche "détermination des caractéristiques de l'entreprise", force est cependant de constater que l'on vendra sensiblement les mêmes items.
De toute évidence, les fonctions des employés sont transférées. Les locaux et la clientèle aussi. Quand on vend 1,8 G$ quelque chose qui avait initialement été acheté pour beaucoup moins de 1G$ (l'acquisition de Zellers et La Baie par Richard Baker totalisait au total 1G$), il est clair que l'on n'achète pas que des baux. On achète aussi de la clientèle.
L'un dans l'autre, il semble y avoir suffisamment d'éléments caractéristiques transférés pour affirmer que cette transaction est une aliénation partielle d'entreprise et que les garanties d'emplois doivent s'appliquer.
Les TUAC sont prêts au combat et la Commission semble d'accord
Les TUAC et leur président Tony Filateau (à qui on a parlé), sont en tout cas de leur côté convaincus que l'accréditation syndicale de leurs magasins de Montréal-Nord et Terrebonne doit suivre si les baux sont cédés à Target. Ils promettent toute une lutte si l'américaine refuse de reconnaître la convention collective.
La Commission des normes du travail, dont le service juridique n'a pas encore examiné le dossier dans le détail, nous avance de même préliminairement qu'à ses yeux, si les activités se poursuivent dans les locaux rachetés, il y a suffisamment d'éléments pour que les protections accordées aux salariés s'appliquent.
Donnée intéressante, lorsqu'un salarié est victime d'une atteinte à une protection accordée par la loi, la Commission lui fournit un avocat dont il n'a pas à défrayer les honoraires. On voit tout de suite l'ampleur des contestations qui risquent d'avoir lieu.
De la mauvaise foi?
Tentative d'éluder la loi que le projet Target-Zellers?
On n'irait pas trop vite en conclusion. Les législations sont susceptibles de diverger aux États-Unis et même d'une province à l'autre.
Une porte-parole de Target nous confiait vendredi que la compagnie avait pour politique de se conformer aux réglementations en place.
Les prochaines semaines devraient nous permettre de mieux voir.