Transport électrique: le long combat des entreprises québécoises
Philippe Jean Poirier|Édition de la mi‑septembre 2022Simon Pillarella, directeur responsable des chantiers financement et main-d’œuvre de Propulsion Québec (Photo: courtoisie)
ÉLECTRIFICATION DES TRANSPORTS. Pas facile de lever des fonds, quand on est un entrepreneur québécois qui tente de percer dans les transports électriques et intelligents. Les entreprises de ce secteur mettent deux fois plus de temps à compléter leurs rondes de financement qu’une «licorne» du même secteur située aux États-Unis. Et ce, pour obtenir deux fois moins d’argent en fin de course!
C’est ce que suggère le Diagnostic de la chaîne de financement dans le secteur des transports électriques et intelligents au Québec, publié par Propulsion Québec en décembre 2021. D’après l’analyse de plus de 3000 transactions effectuées de 2016 à 2021, il apparaît qu’une jeune pousse québécoise met en moyenne 10 ans pour passer de la phase d’amorçage à la série C, alors que seuls cinq ou six ans sont nécessaires pour sa contrepartie américaine. À terme, les jeunes pousses d’ici disposent, en dollars canadiens, d’un budget moyen de 66 millions comparativement à 136 millions aux États-Unis.
Au-delà des sous, les entrepreneurs d’ici témoignent d’une certaine insatisfaction envers les financiers québécois. Parmi les 60 dirigeants sondés, 39% estiment que l’écosystème québécois «n’est pas assez dynamique par rapport à d’autres régions du monde» et 41% affirment «avoir de la difficulté à trouver un lead investor.»
«Nous, ce qu’on aimerait, c’est qu’il y ait un fonds privé qui ait l’expertise pour mener des rondes de financement en transports électriques et intelligents, explique Simon Pillarella, directeur responsable des chantiers financement et main-d’œuvre de Propulsion Québec. En particulier pour les phases très risquées de démarrage et d’amorçage», ajoute-t-il.
Le directeur de Propulsion Québec note l’arrivée du fonds Bleu Vision Capital — qui a une enveloppe de 17 millions de dollars dédiés à des technologies propres. Il reconnaît aussi le travail de la firme d’investissement MKB, située à Montréal, un précurseur dans le secteur de l’énergie et des transports, tout en notant que le premier fonds a un budget limité et que le second concentre ses investissements dans les dernières rondes d’investissement. «Nous avons besoin de créer des opportunités en amont», fait-il valoir.
Simon Pillarella insiste également sur l’importance de trouver des financiers qui comprennent le marché émergeant. «Les fonds institutionnels ou gouvernementaux n’ont pas la prétention d’être des spécialistes sectoriels, rappelle-t-il. Bien souvent, ils sont là pour répartir le risque entre plusieurs investisseurs.» Selon lui, les entrepreneurs ont besoin d’aide pour amener leur technologie sur le marché plus rapidement.
Quand le hardware fait peur
Nicolas Letendre, qui a quitté une carrière dans l’aéronautique pour fonder un manufacturier d’autobus urbain électrique, a découvert «à la dure» la réalité décrite dans le rapport de Propulsion Québec. Depuis le lancement de Letenda en 2016, l’entrepreneur a multiplié les demandes d’investissement dans des fonds de capital de risque. Parfois avec succès, comme lorsqu’il a obtenu un ticket du fonds japonais Mitsui & Co. en 2021. Mais plus souvent en vain, se butant à «des thèses d’investissement» mal adaptées aux transports électriques.
«C’est un peu l’œuf ou la poule: tu demandes du financement pour une entreprise de manufacture d’autobus, mais pour te donner un investissement, ils te demandent à voir l’autobus. Le problème, c’est que nous avons besoin de l’argent pour réaliser le prototype! Ils nous répondent: revenez quand vous aurez des ventes!»
Cette situation n’a rien d’exceptionnel dans le secteur. Dans le sondage de Propulsion Québec, un entrepreneur sur deux estime qu’une «profitabilité négative, peu élevée ou exigée de façon trop hâtive a un impact important ou majeur sur leur financement.»
L’aspect manufacturier fait «peur» à bien des financiers, croit Nicolas Letendre. «Pour eux, un investissement dans le secteur des véhicules électriques est perçu comme lourd en capital. Ils pensent que tout l’argent va servir à acheter un terrain et construire une usine, alors que ce genre de projet se fait en plusieurs étapes, pendant lesquelles l’entreprise prend de la valorisation.»
Malgré tout, l’ingénieur devenu entrepreneur sent que les mentalités évoluent peu à peu. Il salue par ailleurs la création du programme Impulsion Québec d’Investissement Québec, qui a soutenu Letenda. «L’aide est accordée à parité avec les fonds privés qui ont été levés, explique-t-il. Je trouve cette initiative intéressante, car il faut démontrer un intérêt du privé.»
Après six ans d’activités, Letenda a officiellement dévoilé son modèle démonstrateur en février 2022; l’objectif est maintenant de conclure ses premières ventes. Cela fait, l’occasion sera belle de retourner voir certains financiers, disons… un peu plus frileux!