La résilience climatique, ça se planifie!

Publié le 22/04/2024 à 12:30

La résilience climatique, ça se planifie!

Publié le 22/04/2024 à 12:30

Par Philippe Jean Poirier

Les entreprises doivent commencer à réfléchir dès maintenant à la question des changements climatiques. (Photo: 123RF)

SPÉCIAL CLIMAT: ADAPTEZ VOTRE ENTREPRISE. Des entreprises commencent à planifier la gestion d’un risque climatique émergent, inédit dans l’histoire moderne. Par la nature de leurs activités, certains secteurs doivent s’adapter plus vite que d’autres. Toutefois, relativement à une science du climat régulièrement mise à jour et à une diversité des approches de gestion du risque climatique, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. Introduction à ce qui pourrait ressembler à un plan — ou du moins, une stratégie — d’adaptation aux changements climatiques pour les entreprises.

Il y a dix ans, la ferme Delfland, à Napierville, s’est équipée à grands frais d’un système d’irrigation comptant deux bassins de rétention des eaux, des tensiomètres au sol et un réseau de gicleurs pour arroser les champs, et ce, pour affronter des canicules et des pluies torrentielles de plus en plus fréquentes en Montérégie. «Cet investissement nous a permis de sauver plusieurs récoltes», raconte avec le recul Guillaume Cloutier, agronome et copropriétaire de la ferme familiale.

En 2020, l’entreprise de télécommunication Cogeco a investi 6,5 millions de dollars américains pour éloigner de la côte des «têtes de ligne» de sa filière Breezeline, à Miami, en Floride. La raison de ce déplacement: protéger ses infrastructures critiques contre les ouragans.

Ces deux exemples montrent comment les changements climatiques posent d’ores et déjà un risque pour «la continuité des affaires» de certaines entreprises.

Et ce n’est qu’un début. Sur la base des scénarios actuels, les experts climatiques estiment que le réchauffement planétaire affectera l’ensemble de la société, par ses effets directs (météo extrême, désastres naturels, modification de la biodiversité) ou indirects (hausse du coût de l’énergie, nouveaux règlements et nouveaux comportements écoresponsables adoptés par la population). D’où l’importance pour les entreprises de réfléchir dès maintenant à la question.

 

S’engager dans une démarche formelle

Pour les grandes entreprises cotées en Bourse, un premier pas consiste à remplir le questionnaire de divulgation des risques climatiques lancé en 2017 par le Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques (GIFCC) ou le Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) en anglais. Le formulaire aborde quatre thèmes: la gouvernance, la stratégie, la gestion du risque, les indicateurs et les cibles, dans le but d’amener les entreprises à déterminer «les risques et les opportunités»que posent pour elles les changements climatiques.

Plusieurs fleurons québécois se sont prêtés à l’exercice dans la dernière année: Metro, Bombardier, Couche-Tard, Cascades, Gildan et bien d’autres. Or, si certaines organisations se sont contentées de remplir et de publier le questionnaire «tel quel» en ligne, d’autres ont pris soin de produire un rapport qui explicite leur démarche. C’est le cas de Cogeco, qui a intégré ses réponses au GIFCC dans son Plan d’action pour le climat publié en début d’année.

L’entreprise de télécommunication y détaille entre autres comment une explosion des ouragans, des feux de forêt et des tempêtes de verglas risque d’avoir une incidence sur le coût d’entretien de ses infrastructures de télécommunication.

«Notre préoccupation immédiate est l’accès à une énergie renouvelable», précise cependant Marie-Hélène Labrie, première vice-présidente et chef des affaires publiques, des communications et de la stratégie de Cogeco. Soucieuse de stimuler l’émergence de ce type d’énergie, l’entreprise classée au 45e rang du Global 100 des entreprises les plus durables a effectué des achats de certificats d’énergie renouvelable (CER) dégroupés et a mis en oeuvre une convention virtuelle d’achat d’électricité (virtual power purchase agreement ou VPPA en anglais).

 

Approche «classique» versus «climatique»

Pour déterminer ses vulnérabilités, une entreprise peut recourir à une grille d’analyse traditionnelle de gestion des risques. Cogeco a repris son référentiel interne pour la gestion des risques d’entreprise, qui est le Committee of Sponsoring Organizations of the Treadway Commission (COSO). D’autres protocoles existent, incluant celle du Business Impact Analysis, recommandé par le gouvernement du Québec. Cet exercice consiste à déterminer le seuil de tolérance de ses produits et services quant à des événements disruptifs tels qu’un incendie, une inondation ou la faillite d’un fournisseur, et à mettre en place des solutions de résilience.

«On peut aussi se référer aux normes ISO existantes», fait valoir Ernesto Rodriguez-Sanchez, consultant en adaptation et en résilience de la firme CCG, renvoyant à la Norme ISO 22 301: 2019 — Systèmes de management de la continuité d’activité et à la «Norme ISO 22 316:2017 — Résilience organisationnelle — principes et attributs. Le gouvernement québécois a aussi produit le Guide de gestion de la continuité des activités pour les petites et les moyennes entreprises québécoises, ajoute-t-il.

Or, il faut savoir que les changements climatiques posent un risque différent de ce que les entreprises ont eu l’habitude de considérer dans leur plan de continuité des activités, prévient Mickael Brard, consultant en changements climatiques. «Généralement, les risques classiquessont des événements isolés, connus des assureurs. Le risque climatique est non linéaire et sujet à évolution. Il peut provenir aussi bien d’un choc que d’un stress prolongé. Puis, au-delà d’un certain seuil, il peut y avoir un effet de dominos qui s’ajoute aux scénarios d’impacts.»

D’où la pertinence de créer un outil d’analyse spécifique au risque climatique. Au Canada, le Climate Risk Institute a développé des plateformes en ligne d’«évaluation des risques» et de «calcul du rendement de l’investissement»pouvant être utilisées de manière «ouverte». Du côté européen, la firme parisienne Carbone 4 a conçu l’approche Ocara (Operational Climate Adaptation and Resilience Assessment). Ce dernier outil permet d’analyser l’effet de sept variables climatiques — la température, l’ensoleillement, les précipitations, l’humidité, le niveau de la mer, le gel et le vent — selon une démarche en trois temps:l’analyse de la résilience actuelle, l’analyse de l’évolution future des scénarios d’impacts, l’élaboration de plans d’adaptation et de résilience.

Des solutions à portée de main Lorsqu’une entreprise a une vision claire de ses vulnérabilités, elle peut s’attaquer à la tâche de trouver — et de prioriser — des solutions de résilience. Mickael Brard en énumère tout un éventail: une entreprise peut «augmenter ses inventaires», «décentraliser ses opérations», «multiplier le nombre de ses liens de redondance», «accroître l’agilité et la modularité du système et des sous-systèmes», «établir une culture de gestion du risque», «diversifier et multiplier les pratiques et manières de faire»et «renforcer la solidarité entre les parties prenantes».

Ayant consacré la dernière décennie à s’adapter aux changements climatiques, la ferme Delfland a choisi de miser sur les deux dernières stratégies évoquées, soit la diversification et la solidarité sectorielle. Depuis cinq ans, le producteur maraîcher de Napierville consacre une portion de ses champs à la culture d’une patate douce, dans une optique de diversification de sa production. La ferme Delfland est partenaire de la Fondation Laitue, un groupe de recherche ayant pour mission de créer des variétés de laitues plus résistantes aux chaleurs estivales.

Elle est aussi membre du consortium Prisme, une association de producteurs agricoles qui développe des solutions innovantes pour s’adapter aux changements climatiques. «Dans la région, tous les agriculteurs font face aux mêmes problèmes, alors c’est préférable de se mettre ensemble pour améliorer nos pratiques et avancer plus vite», explique Guillaume Cloutier.

 

Développer le réflexe climatique

Malgré une proactivité évidente, le copropriétaire Delfland concède ne pas avoir de plan formel d’adaptation aux changements climatiques. Pour tout dire, peu de PME en ont. Or, Mickael Brard n’est pas convaincu qu’une démarche comme celle d’Ocara — certes «complète», mais aussi «très lourde» — est pertinente pour tous. «Dans un premier temps, les entreprises devraient faire l’exercice de se projeter [dans l’avenir] et se demander comment leur modèle d’affaires est compatible avec les différents scénarios climatiques à long terme.»

Frédéric Gauthier, directeur de projet en adaptation aux changements climatiques de la firme de génie Stantec, tient un discours similaire. «Ne répétons pas la même erreur qu’il y a 20 ans dans le domaine des risques industriels:ceux qui essayaient de tout faire en même temps menaient des exercices d’analyse à grand déploiement, mais ils n’apprenaient rien.»

Comme première étape, le spécialiste en gestion des risques environnementaux suggère aux chefs d’entreprise de commencer par se familiariser avec les ressources existantes. «Au Québec, nous avons la chance d’avoir l’organisme Ouranos, dont la mission est de diffuser des connaissances sur les changements climatiques.»

Le pôle d’innovation a par ailleurs développé des scénarios climatiques détaillés pour chaque ville et région québécoise.

Ensuite, Frédéric Gauthier suggère aux entreprises de commencer modestement, par un premier projet se déroulant dans une optique d’amélioration continue. Ce faisant, elles pourront développer ce que son équipe appelle le «réflexe climatique».

«Pour devenir résilientes, les entreprises doivent intégrer le facteur climatique dans toutes leurs décisions d’affaires», insiste-t-il. Les occasions se présenteront d’elles-mêmes: lors de la sélection d’un site d’opération, on se demandera si la zone à l’étude sera inondable dans 50 ans. Lors de la réfection d’un bâtiment, on choisira une toiture qui supporte des pluies torrentielles ou des canicules extrêmes. Au moment de développer une nouvelle gamme de produits, on tiendra compte de l’empreinte carbone des intrants de fabrication, et ainsi de suite.

«L’adaptation est quelque chose qui se fera à très long terme, estime Mickael Brard. Comme la marche est haute, les entreprises peuvent commencer dès maintenant à déterminer des occasions de bifurcation afin de prendre de bonnes décisions dans le contexte d’avenir qu’elles entrevoient.»

 

Cet article a initialement été publié dans l'édition papier du journal Les Affaires du 12 avril 2023.

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