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Philippe Lamarre: influencer positivement

Camille Robillard|Édition de la mi‑octobre 2023

Philippe Lamarre: influencer positivement

«Lancer le magazine, ç’a donc un peu représenté une quête entrepreneuriale de liberté», selon Philippe Lamarre, cofondateur et président d'Urbania. (Photo: Martin Flamand)

LE TÊTE-À-TÊTE. Fuir l’autorité. C’était le désir de Philippe Lamarre lorsqu’il a cofondé Urbania en 2003 avec Vianney Tremblay. Le média indépendant, qui atteint 95% des jeunes adultes québécois âgés de 18 à 25 ans — ainsi que 86% des 25-35 ans — selon Statistique Canada, en a parcouru du chemin depuis sa fondation il y a 20 ans. Les prochaines années n’en feront pas exception. Entrevue avec un homme qui aspire à laisser une trace dans la culture québécoise et à créer des ponts avec les autres pays de la francophonie.

 

Cette année, ce sont les 20 ans d’Urbania. Quels ont été les moments marquants?

Lorsque j’ai fini mes études, j’ai essayé de travailler pour d’autres. Je me faisais mettre à la porte de tous mes « jobs » et j’ai réalisé que je n’aimais pas l’autorité. C’est pour ça que j’ai lancé mon agence avec un ami à l’époque. J’ai vite compris que mes clients étaient devenus en quelque sorte mes « boss ». Lancer le magazine, ç’a donc un peu représenté une quête entrepreneuriale de liberté. Quand d’autres médias ont commencé à parler de nous, ça nous a mis sur la « map », on a commencé à avoir des abonnés. C’est là que j’ai pris conscience que le projet — qui en était un de cœur au départ — allait influencer toute la destinée de mon entreprise.

En 2005, grâce à la journaliste Catherine Pogonat — avec qui je venais de faire une entrevue —, on a commencé à produire du contenu pour la télévision. Ç’a commencé avec ARTV sous forme de capsules vidéo. Ensuite, TV5 nous a approchés pour nous proposer notre propre émission. On a eu un demi-million de dollars pour réaliser notre série. Ç’a été le vrai point de bascule, car on avait enfin des sous pour réaliser nos ambitions. Jusqu’à présent, on avait des clients de jour qui nous rapportaient de l’argent, mais on investissait tous les profits dans le magazine. Tout d’un coup, on avait le moyen d’embaucher des gens de talent, de monter des équipes, d’avoir des réalisateurs et surtout une audience.

En 2015, Vice nous a demandé si nous étions intéressés à vendre. Nous avons refusé, mais ça nous a permis de réaliser l’intérêt pour Urbania en tant que média. C’est là qu’on a enfin décidé de réunir notre agence — qui s’appelait Toxa à l’époque — et le magazine sous la même bannière : Urbania. Ç’a marqué le début d’un plan de structuration qui a entraîné une croissance importante. On est passé de 20 employés à 45 en 2019. Quand la pandémie est arrivée, je pensais que j’allais tout perdre. Mais hors de toute attente, on a eu une poussée de croissance incroyable. C’est à ce moment-là qu’on a lancé Urbania en France. Ce n’était vraiment pas le bon moment, mais on avait déjà le bras dans l’engrenage. On avait investi beaucoup d’argent, engagé des équipes et trouvé des partenaires. C’est pourquoi, malgré le contexte, on a décidé de se lancer. On n’est pas encore rentable là-bas, mais on se donne encore de trois à quatre ans pour équilibrer les comptes.

 

À SUIVRE: Le 10 octobre, vous avez lancé l’agence de talents Valides en collaboration avec la maison de gérance Hainault. Quelle est l’intention derrière celle-ci ?

Le 10 octobre, vous avez lancé l’agence de talents Valides en collaboration avec la maison de gérance Hainault. Quelle est l’intention derrière celle-ci ?

En regardant la nouvelle génération, on remarque que ce qu’ils suivent sur les réseaux sociaux, ce sont des individus. J’ai grandi à l’ère où le matin, j’ouvrais la porte pour ramasser mon journal « La Presse » et où j’écoutais Radio-Canada et Télé-Québec. Mes phares médiatiques, c’étaient les marques. Ensuite, il y avait les individus. Ces dernières années, il y a un « switch ». Les jeunes consomment des individus. Les marques médias, on est sur le siège arrière.

Depuis quelques années, je réfléchis à l’avenir des médias et je crois qu’il se trouve dans l’équilibre entre la marque média et les individus. Donc, créer une agence de talents, c’est une manière d’atteindre une audience plus diversifiée, de se « plugger » sur des talents et aussi une façon de diversifier nos canaux de distribution afin de pouvoir travailler avec des marques différentes — qui ne s’associeraient pas naturellement avec Urbania.

Parmi les 15 talents de l’agence, on retrouve l’illustratrice et designer Pony ; la microbiologiste Chloé Savard, alias Tardy Babe sur les réseaux sociaux ; le photographe documentaire Drowster et le chroniqueur Olivier Niquet.

Le terme « influenceurs » est devenu galvaudé ces dernières années, notamment avec l’affaire Sunwing. Nous, on cherche des créateurs de contenu qui veulent le bien de la société et faire avancer les choses. On les appelle nos créateurs de contenus intelligents. C’est notre ligne éditoriale. C’est le sceau de qualité qu’on veut avoir sur notre agence.

 

À SUIVRE: Le gros défi actuel, pour les médias, c’est la réaction de Meta à l’égard du projet de loi C-18. Depuis un bon moment déjà, vous essayez de vous dissocier des réseaux sociaux, notamment par l’entremise de votre Micromag. Quelle a été la réflexion derrière cette décision en quelque sorte visionnaire ?

Le gros défi actuel, pour les médias, c’est la réaction de Meta à l’égard du projet de loi C-18. Depuis un bon moment déjà, vous essayez de vous dissocier des réseaux sociaux, notamment par l’entremise de votre Micromag. Quelle a été la réflexion derrière cette décision en quelque sorte visionnaire ?

J’aimerais ça prétendre que je suis un grand visionnaire, mais ce n’est pas le cas. J’avais plutôt vu ce qui s’était passé en Australie — ç’a été un « blackout » de cinq jours et finalement, Meta avait trouvé une entente avec les médias.

C’est sûr que Facebook a été un outil incroyable pour atteindre des audiences. Grâce à Meta, on est passé d’un tirage de 10 000 exemplaires en 2012 à environ un demi-million de jeunes adultes québécois aujourd’hui. Cependant, Meta est comme un vendeur de drogues : au début, il te donne des échantillons gratuits, il te rend « addict » à son produit et après, il te fait payer. Au début, le trafic organique sur Facebook était important. Au fil des années, il a baissé et si nous voulions faire le plein d’audience, il fallait payer encore plus. On a joué le jeu. Puisqu’on fait du contenu commandité, on en achète, des audiences. Mais, à un moment donné, ça devient ridicule. Tu t’aperçois que tu deviens un revendeur de Meta en tant que média.

Avec le Micromag, on avait comme objectif d’atteindre nos audiences en direct, grâce à des abonnés qu’on contacte par courriel ou SMS. Il y avait aussi le désir d’avoir une expérience narrative linéaire comme on avait dans le magazine. C’est un peu comme dans le monde de la musique. On est passé des albums à des MP3 qui sont tous en pièces détachées. Nos contenus, quand on les diffuse sur les réseaux sociaux, ils sont aussi tous en contenu détaché. Depuis qu’on est basculé 100 % numérique, on a perdu notre expérience utilisateur sous forme de « storytelling ». On a voulu ramener ça. Avec le Micromag, c’est vraiment la fusion entre l’expérience du magazine et les codes des réseaux sociaux — avec des « stories », des Snapchat et du TikTok —, et ce, avec un abonnement en direct. Je ne suis plus en train de louer des audiences à Facebook ou à Instagram. Je passe de locataire d’audience à propriétaire.

Avec le Micromag, on a l’ambition de transformer les habitudes de consommation de contenu des jeunes adultes, qui ont pris l’habitude d’aller sur Instagram. C’est sûr qu’il y a un travail à faire pour les convaincre de nous donner leur numéro de téléphone en échange d’un magazine chaque semaine. C’est vraiment notre défi de marketing pour la prochaine année.

 

À SUIVRE: Vous avez comme objectif de vous étendre sur le marché francophone. Vous avez débuté avec un bureau en France, mais quelles sont les prochaines étapes ?

Vous avez comme objectif de vous étendre sur le marché francophone. Vous avez débuté avec un bureau en France, mais quelles sont les prochaines étapes ?

Dès qu’on s’approche de la rentabilité en France, on s’en va en Belgique. C’est sûr que le plan de match des trois prochaines années, c’est de focaliser notre attention sur la France parce qu’on désire y aller une bouchée à la fois. C’est un marché difficile. Ça nous a pris trois ans de nage pour arriver à la surface, que les gens nous remarquent. Des médias pour jeunes adultes, il y en a beaucoup là-bas. Au Québec, il y en a beaucoup moins et on a fait notre place à l’usure. En France, on veut faire en cinq ans ce qu’on a réussi à accomplir en 20 ans au Québec. Mais honnêtement, il faut accepter que les choses prennent du temps. Comme entrepreneur, dans notre vision des choses, on est toujours rendu plus loin que dans la réalité. On est impatient, on veut constamment aller plus vite, mais bâtir une marque, c’est long.

 

Pour les 20 prochaines années, quelle est votre vision pour Urbania ?

[Depuis 20 ans], le projet Urbania s’est structuré et agrandi. C’est certain que j’aimerais que ça reste dans le temps. Ça fait peut-être un peu prétentieux, mais j’aimerais mourir et que ça existe encore. Certaines personnes bâtissent des entreprises pour les vendre, moi j’ai bâti une entreprise pour laisser une trace dans la culture québécoise. C’est pour ça aussi, mon désir de m’étendre dans la francophonie et en Europe. J’aimerais que notre média québécois déploie des tentacules et devienne une passerelle entre les pays francophones. Les pays anglo-saxons font beaucoup voyager leurs contenus entre eux. Entre la France et le Québec — il y a de la musique et des humoristes —, mais très peu de médias. Dans 20 ans, j’aimerais que ce pont existe vraiment, que des Français travaillent au Québec et que des Québécois travaillent en France. Si on finissait par être acheté et dilué dans un grand groupe, je serais très déçu. Ce n’est pas ça du tout le plan.

 

 

Entreprise: Urbania

Industrie: Média

Siège social: Montréal

Date de fondation: 2003

Nombre d’employés : 80