Le New York Times mérite-t-il le multiple d’un géant du Web?
Stéphane Rolland|Édition de la mi‑septembre 2020(Photo: 123RF)
ANALYSE. La scène de la série Les bobos est devenue un classique à la maison. Étienne Maxou, le comique snob du Plateau Mont-Royal interprété par Marc Labrèche, crie à qui peut l’entendre qu’il lit le NEW YORK TIMES ! Huit ans plus tard, ils nous arrivent encore d’en faire l’imitation quand nous voulons discuter d’un article que nous trouvons intéressant.
Au-delà de la blague sur la vanité de certains lecteurs, il est vrai que le New York Times est reconnu pour la qualité de sa couverture journalistique. Cette bonne réputation s’étend aussi à son modèle d’entreprise. Dans une industrie grandement fragilisée par l’effondrement du marché publicitaire traditionnel, la New York Times Company (NYT, 42,22 $ US) est l’un des rares propriétaires de journaux à réussir la transition vers un modèle soutenu par les abonnements.
La contribution de ses lecteurs, dont le nombre a affiché une augmentation record de 669 000 au deuxième trimestre, la rend moins vulnérable au rapide déclin des revenus publicitaires (en baisse de 44 % durant la même période).
Ses 5,7 millions d’abonnés lui procurent désormais 76 % de ses revenus. La direction veut faire passer leur nombre à 10 millions en 2025. Bien avant cette échéance, la publicité ne devrait déjà plus représenter que 8 % des revenus en 2021, prévoit John Janedis, de Wolfe Research, qui a commencé le suivi du titre à la fin août avec une recommandation «surperformance».
Le marché a pris bonne note du potentiel de la société. Son action s’échange à un multiple élevé de 44,6 fois le ratio cours/bénéfice prévu par les analystes dans les 12 prochains mois. Ce chiffre est tout de même surprenant quand on sait que certains favoris des investisseurs, comme Facebook (FB, 263,52 $ US), Alphabet (GOOG, 1520,90 $ US) et Microsoft (MSFT, 205,05 $ US), s’échangent à 28,5 fois, 29,1 et 30,4 fois, respectivement.
Un titre de croissance ?
Est-il possible de considérer un quotidien en transition vers le numérique comme un titre de croissance ? L’évaluation n’est pas si tirée par les cheveux, répond Alexia Quadrani, de JP Morgan. «L’action n’est pas une aubaine quand on la compare aux entreprises médiatiques, concède-t-elle. La forte croissance de ses abonnés numériques renforce notre conviction que la comparaison avec les titres du Web est plus appropriée.»
À certains égards, l’entreprise new-yorkaise fait bonne figure lorsqu’on la compare à Netflix (NFLX, 483,86 $ US), une autre entreprise prisée pour son modèle d’abonnement et dont l’action s’échange à 63,5 fois les bénéfices des 12 mois prochains. À titre comparatif, l’institution journalistique a affiché une augmentation annuelle de 41 % du nombre de ses abonnés numériques depuis quatre ans, note Kannan Venkateshwar, de Barclay’s. Durant cette même période, le nombre d’abonnés au service de diffusion en continu a augmenté à un rythme annuel de 25 %.
Le bilan de la société mère du quotidien n’a également rien à envier à Netflix. Il est libre de dettes avec une encaisse nette de 1,50 $ US par action. De plus, la société génère des flux de trésorerie libres, indique John Janedis. On ne peut en dire autant pour le diffuseur de Stranger Things et de House of Cards, qui brûle des liquidités pour financer la production de ses films et de ses séries. Les dépenses stables du New York Times lui procurent aussi un effet de levier lorsque le nombre de ses abonnés augmente.
John Janedis voit une autre source de croissance pour la société : une hausse du prix des abonnements mensuels. Cette année, elle a augmenté le montant facturé à 700 000 abonnés de longue date, ce qu’elle n’avait pas fait depuis 2011.
Il croit que la direction pourrait continuer dans cette voie et augmenter les prix de 1 $ US à 2 $ US par mois pour d’autres anciens abonnés. Plusieurs offres promotionnelles déployées pour attirer des lecteurs tirent à leur fin, ajoute-t-il. L’analyste estime qu’une augmentation mensuelle de 1 $ US pour l’ensemble des abonnés pourrait faire augmenter le bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA) de 39 millions de dollars américains.
N’empêche, Kannan Venkateshwar trouve que l’évaluation est étirée. Il souligne également que l’accélération de l’arrivée de nouveaux lecteurs coïncide avec l’élection de Donald Trump. Il se questionne sur l’impact qu’aurait une défaite du candidat républicain, le 3 novembre prochain, sur la soif de nouvelles des lecteurs. D’autres sujets, comme la pandémie et les tensions raciales, ont démontré l’importance du travail des journalistes et ont suscité l’intérêt des lecteurs, mais la question demeure ouverte.
Adopter la thèse que la société mère du New York Times est un titre de croissance demeure risqué. Ceux qui l’ont fait ont vu la valeur de leur action quadrupler au cours des quatre dernières années. Comme le lecteur des Bobos, les actionnaires peuvent se targuer d’investir dans le New York Times. Espérons qu’ils pourront continuer de s’en vanter dans les prochaines années.