Entrepreneuriat: les Autochtones ne luttent pas à armes égales

Publié le 17/10/2020 à 07:26

Entrepreneuriat: les Autochtones ne luttent pas à armes égales

Publié le 17/10/2020 à 07:26

En vertu de l'article 89 de la Loi sur les Indiens, un Autochtone ne peut pas hypothéquer la maison dans laquelle il habite, car les membres des Premières Nations sont privés du droit de propriété sur les réserves. (source: 123RF)

ANALYSE ÉCONOMIQUE — Quand on se lance en affaires, l’égalité des chances et la qualité des projets devraient primer avant tout, c’est à la base même du libéralisme économique. Or, en réalité, tout le monde ne part pas vraiment sur la même ligne de départ au Québec et dans les autres provinces : les entrepreneurs autochtones ne luttent pas à armes égales par rapport aux autres entrepreneurs, ce qui rend beaucoup plus difficile la création de PME.

Dans l'ensemble de la société, les préjugés, le racisme et la discrimination à l’égard des Autochtones sont bien documentés, notamment dans les services publics. Au Québec, le rapport Viens (la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics) souligne la «discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuits».

C'est sensiblement la même chose dans le reste du Canada.

La mort de Joyce Echaquan, cette mère atikamekw décédée dans des conditions tragiques à l’hôpital de Joliette en septembre et qui a choqué l’opinion publique, nous rappelle à quel point la vie des Autochtones peut être difficile.

Les entrepreneurs des Premières Nations n’échappent pas à cette discrimination même si elle peut prendre une forme différente.

C’est connu, pour se lancer en affaires, le financement est le nerf de la guerre.

Or, cet enjeu représente tout un casse-tête pour les entrepreneurs autochtones qui habitent sur les réserves au Québec et ailleurs au Canada, et ce, en raison de la Loi sur les Indiens, introduite en 1876 (mais qui ne s’applique pas aux Inuits).

Cette loi permet au gouvernement canadien d’administrer le statut «d’Indiens», les gouvernements locaux des Premières Nations ainsi que la gestion des terres de réserve et des fonds communautaires.

L’article 89 de cette loi nuit à l'esprit d'entreprise.

En vertu de cet article, un Autochtone ne peut pas hypothéquer la maison qu'il habite, car les membres des Premières Nations sont privés du droit de propriété sur les réserves. Cette situation représente donc un frein majeur à l'entrepreneuriat puisque les Autochtones ont de la difficulté à obtenir du financement pour créer des PME, d’autant plus que seul un Autochtone peut saisir les biens d’un Autochtone.

 

Des banques hésitent à financer les PME 

C'est la raison pour laquelle des institutions financières hésitent à financier des entrepreneurs autochtones qui habitent dans leurs communautés, car elles ne peuvent pas saisir des actifs en cas d'insolvabilité d'une entreprise.

Certes, des institutions comme la Banque de développement du Canada (BDC) arrivent parfois à négocier des ententes tripartites, en vertu desquelles c’est le conseil de bande qui saisit les biens si jamais une entreprise autochtone fait faillite.

Mais cette situation n’est pas idéale.

Une étude réalisée en 2017 par le Conference Board du Canada pour le compte de la BDC et de la National Aboriginal Capital Corporations Association propose d'ailleurs quatre solutions afin d’«améliorer l'écosystème financier des entrepreneurs et des PME autochtones au Canada» :

 

  • Simplifier l'accès au financement

 

  • Améliorer la littératie financière et renforcer les habiletés financières

 

  • Explorer les options pour augmenter la disponibilité des micro-prêts

 

  • Soutenir les efforts pour surmonter les obstacles financiers engendrés par la Loi sur les Indiens (et l'article 89 en particulier)

 

 

L'insuffisance de littératie financière (la difficulté, par exemple, à comprendre des états financiers), est un enjeu important, souligne à Les Affaires Monica James, directrice du centre d’affaires de la BDC à Winnipeg et responsable de l’entrepreneuriat autochtone à l’agence fédérale.

À ses yeux, cette situation est sans doute liée à la petite taille des réseaux d’affaires autochtones. Ainsi, un jeune qui lance sa PME ne peut pas bénéficier autant des conseils de grandes organisations comme les chambre de commerce. 

«Ce n’est pas facile d’être un entrepreneur autochtone», souligne au bout du fil la banquière de la BDC, une institution active auprès des Premières Nations avec plus de 400 millions de dollars de prêts accordés à quelque 800 clients au Canada.

Les entrepreneurs autochtones qui vivent à l’extérieur des réserves peuvent aussi éprouver certaines difficultés à obtenir du financement, me confiait cette semaine un jeune entrepreneur issu des Premières Nations, qui vit dans la région de Montréal et qui préfère garder l’anonymat.

Il m’a donné cette métaphore pour illustrer la différence qu’il perçoit avec les entrepreneurs allochtones (les non-autochtones) en ce qui a trait aux occasions qui s’offrent à lui, et ce, des contrats au financement en passant par l’accès à des programmes gouvernementaux dédiés aux Autochtones, certes généreux sur papier, mais qui seraient souvent difficiles d’accès en raison d’un manque d’information.

«C'est comme si je roule dans ma voiture, mais que je ne circule pas sur une autoroute avec plusieurs sorties, comme l’ensemble des entrepreneurs. Je circule plutôt sur une route où il n’y pas de sorties», raconte-t-il, en précisant qu’il a souvent l'impression de devoir «justifier» l’existence de son entreprise quand il a des contacts avec certaines entreprises privées allochtones.

C’est d’ailleurs pourquoi la plupart de ses clients sont des organisations ou des citoyens autochtones. «Je me concentre dans mon carré de sable», dit-il sur un ton humoristique.

En revanche, il souligne que les institutions publiques du Québec sont plutôt «sympathiques» à l’égard des entreprises autochtones —sa PME a d’ailleurs décroché récemment un contrat avec un établissement d’enseignement.

 

Bâtir des ponts entre les entreprises

L’entrepreneure innue Mélanie Paul, présidente d'Inukshuk Synergie, une PME de Mashteuiatsh (au Lac-Saint-Jean) qui offre des solutions de production d’énergie durable, croit aussi que les Autochtones ne partent pas sur la même ligne de départ en affaires, sans parler des «préjugés» qui persistent encore à l’égard des Premières Nations.

 

Mélanie Paul, présidente d'Inukshuk Synergie, une PME de Mashteuiatsh, au Lac-Saint-Jean. (source: Mathieu Langevin)

 

Par contre, elle précise que la situation s’améliore, et que sa priorité est d’essayer de construire des ponts entre les entreprises autochtones et allochtones, car il y a encore «trop de méconnaissances de part et d’autre».

L'entrepreneure a d’ailleurs piloté récemment une table de concertation qui a mené à la création d’un Guide des bonnes pratiques pour la mise en place de partenariats d’affaires durables entre la communauté innue et le milieu régional.

Mélanie Paul s'implique aussi au niveau national pour faire changer les choses.

Le 30 septembre, elle a signé dans La Presse (avec 32 signataires, dont le président et chef de la direction du Conseil du patronat du Québec, Karl Blackburn) un appel à l’action pour que la relance économique du Québec tienne davantage compte de la diversité québécoise, avec l’initiative #Ensembleinc.

Selon cette diplômée de l'École d'entrepreneurship de Beauce, le Québec Inc. a tout intérêt à découvrir Autochtone inc.

Dans un entretien à Les Affaires en 2018, un banquier de la BDC parlait même «d’un marché émergent» au Québec. Car, malgré la discrimination dont ils sont victimes, les Autochtones du Québec ont créé ou acquis au fil des ans des entreprises dynamiques.

Par exemple, First Air est l’un des plus importants transporteurs aériens au Canada en termes de destination, propriété de la Société Makivik, au Nunavik, tandis que Prémontex, une PME familiale de Wendake (près de Québec), est l’un des plus importants manufacturiers de marches d’escalier au Canada.

Fait méconnu : la fibre entrepreneuriale est aussi plus forte chez les Autochtones que dans l'ensemble du Québec. En 2018, une analyse de la Fondation de l'entrepreneurship indiquait que 14% des Autochtones envisageaient de créer leur entreprise comparativement à 7% pour l’ensemble des Québécois.

Les conditions économiques difficiles sur les réserves pourraient expliquer cette situation. Comme la plupart des communautés autochtones ont un marché de l'emploi peu dynamique, des citoyens se tournent vers l’entrepreneuriat pour créer leur propre emploi.

Un classique.

Dans un contexte où la population des Premières Nations augmente très rapidement au Canada, nous verrons donc naître de plus en plus d’entreprises autochtones dans les prochaines années et décennies, ce qui représente autant d’occasions d’affaires pour les entreprises allochtones, de Sept-Îles à Vancouver.

C’est pourquoi nous devons tous aspirer collectivement à ce que l’égalité des chances et la qualité des projets soient vraiment une valeur suprême, et que l’origine d’un entrepreneur n’influence nullement la décision de faire ou non des affaires avec son entreprise.

Pour que cet entrepreneur puisse vraiment lutter à armes égales.

 

 

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Zoom sur le Québec, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Québec, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle et les politiques de développement économique. Journaliste à Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Actuellement, il fait un MBA à temps partiel à l'Université de Sherbrooke. François connaît bien le Québec. Il a grandi en Gaspésie. Il a étudié pendant 9 ans à Québec (incluant une incursion d’un an à Trois-Rivières). Il a été journaliste à Granby durant trois mois au quotidien à La Voix de l’Est. Il a vécu 5 ans sur le Plateau Mont-Royal. Et, depuis 2002, il habite sur la Rive-Sud de Montréal.