Bombardier: regardons la forêt, pas seulement les arbres

Publié le 08/02/2020 à 08:15

Bombardier: regardons la forêt, pas seulement les arbres

Publié le 08/02/2020 à 08:15

Alain Bellemare, PDG de Bombardier (Photo: Getty Images)

ANALYSE ÉCONOMIQUE. C’est l’heure de vérité pour Bombardier. Les ventes d’actifs à la pièce (dont la C series à Airbus) n’ont pas réussi à améliorer significativement sa santé financière. Il est temps maintenant de poser des gestes audacieux et structurants pour l’entreprise et les intérêts supérieurs du Québec.

Car l’avenir de Bombardier va bien au-delà des intérêts des actionnaires, même s’ils pâtissent de l’anémie du titre depuis des années. À 1,48$ l’action, on est très loin du sommet de 26$ atteint le 1er septembre 2000, à une époque plus heureuse où la multinationale était à son zénith.

La société est non seulement un fleuron du Québec inc, mais elle est surtout un poids lourd dans notre économie avec ses deux divisions actives aux quatre coins du monde, l’aéronautique et le transport (trains, sous-systèmes, technologies de mobilité électrique, etc.).

Dans les avions d’affaires (le seul segment qui lui reste), Bombardier emploie quelque 13 000 personnes au Québec, donne de l’ouvrage à une multitude de fournisseurs, sans parler de sa place névralgique dans la grappe aérospatiale dans la région de Montréal.

L’empreinte économique des trains est moins importante ici, mais quand même structurante pour l’économie québécoise.

Cette division emploie environ 1 000 travailleurs dans la province, et elle accorde aussi des contrats à des dizaines de fournisseurs locaux. Par contre, le Québec n’abrite pas à proprement dit une grappe structurée dans le matériel de transport roulant.

Mais avant d’aborder l’avenir de Bombardier, regardons brièvement sa situation financière. Et comme on l’apprend dans les cours de comptabilité, il faut considérer le passif, mais aussi l’actif -on l’oublie trop souvent.

L’échéance de la dette s’étale de 2020 à 2026

Commençons par le passif.

Actuellement, l’enjeu numéro pour Bombardier, c’est sa dette de 9 milliards de dollars américains (12 G$CA). C’est élevé, mais elle ne vient pas entièrement à échéance cette année ou l’année prochaine.

Elle s’étale en fait de 2020 à 2026, soulignent dans La Presse+ Yvan Allaire et Michel Nadeau, de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP).

Ainsi, la société doit composer avec une dette de 2,3 G$US échéant en 2021 et de 1,7 G$US échéant en 2022. Dans ce contexte, Bombardier pourrait tenter de négocier sa dette au lieu de vendre trop rapidement des actifs, affirment-ils.

Car des actifs, Bombardier en a beaucoup. Elle dispose de flux de trésorerie disponibles de 1 G$CA (selon les données de Bombardier), mais elle a surtout un carnet de commandes bien garni (au 31 décembre) de 14,4 G$ pour les avions d’affaires et 35,7G$ pour les trains.

Or, actuellement, on focalise essentiellement sur le passif, alors que l’actif est «largement supérieur», explique Mehran Ebrahimi, spécialiste en aéronautique à l’ESG UQAM, en précisant que la situation financière de Bombardier est certes préoccupante, mais pas catastrophique.

C’est pourquoi il faut prendre du recul afin d’évaluer tous les scénarios sur la table, et ce, en pesant bien les pour et les contre.

Et pour faire cet exercice, outre M. Ebrahimi, j’ai interviewé deux autres spécialistes, Jacques Roy, professeur en gestion logistique et en transport à HEC Montréal, et Yan Cimon, professeur en stratégie à Faculté d’administration à l’Université Laval.

Scénario #1 - Démanteler Bombardier

Mis à part une minorité de gens qui se réjouissent des déboires de Bombardier au Québec et au Canada anglais, pratiquement personne ne souhaite la liquidation pure et simple de l’entreprise et de la vente de ses deux divisions à ses concurrents.

Et on voit mal comment le gouvernement nationaliste de François Legault pourrait accepter pareil scénario qui ne profiterait en fin de compte qu’aux créanciers de Bombardier.

Scénario #2 - Vendre les trains

Pour éponger sa dette, Bombardier pourrait vendre sa division de transport -dans laquelle la Caisse de dépôt et placement du Québec détient une participation de 30% - afin de se concentrer uniquement sur les avions d’affaires.

Depuis quelque temps, on évoque la possible fusion avec la multinationale française Alstom. Reste à voir si un tel scénario serait une coentreprise ou l’assimilation de Bombardier par Alstom.

Certes, la division transport emploie 13 fois moins de personnes que la division aéronautique au Québec, et elle ne fait pas vivre non plus un vaste écosystème de fournisseurs comme la division aéronautique.

Par contre, il faut se poser une question fondamentale, avec à l'esprit un horizon temporel de 10, 20, voire 30 ans.

Quel marché est le plus prometteur à terme dans un contexte de lutte au réchauffement climatique?

Les avions d’affaires achetés par les entreprises et les riches, un mode de transport quasi individuel émettant beaucoup de gaz à effet de serre, ou les trains achetés par les sociétés de transport collectif qui permettent de les réduire?

Nos trois spécialistes estiment que c'est le second marché qui est le plus prometteur.

Scénario #3 - Vendre les avions

Pour éponger sa dette, Bombardier pourrait aussi vendre ce qui lui reste de sa division aéronautique, incluant sa participation dans l’ancienne C Series (aujourd’hui le A220 d’Airbus) pour se concentrer sur le transport collectif, plus porteur à terme.

Vendredi, divers médias rapportaient qu’Airbus discutait d’ailleurs du rachat de la participation de Bombardier dans le programme A220. Et mardi, le Wall Street Journal rapportait que Bombardier entretenait des discussions avec l’avionneur américain Textron en vue de la vente de sa division d’avions d’affaires.

Advenant la fin de ses activités aéronautiques, Bombardier pourrait essayer de créer une grappe du transport collectif au Québec, en incluant d’autres acteurs de l’industrie. La société pourrait même rapatrier le siège social de sa division transport à Montréal.

Actuellement, il est à Berlin, car le marché européen est le plus intéressant. Or, dans les prochaines décennies, le marché des solutions de mobilité se développera de plus en plus aux États-Unis et ailleurs dans le monde, et ce, de l’Asie à l’Amérique latine.

Certes, Textron garderait sans doute la production d’avions d’affaires au Québec, comme l’a fait Airbus en grande partie avec l’A220 (une portion est toutefois fabriquée en Alabama) et comme Mitsubishi le fera sans doute avec l’ancien programme CRJ.

Par contre, à l’exception de rares entreprises québécoises telles que CAE (simulateurs de vols et formation de pilotes) ou Héroux-Devtek (trains d’atterrissage), les principaux acteurs de la grappe aérospatiale du Québec seraient de propriétés étrangères.

Les emplois et la R-D resteraient à Montréal, et les fournisseurs québécois continueraient de brasser des affaires avec ces grands donneurs d’ordre. En revanche, on serait loin de l’esprit du «maître chez nous» qui a résonné si fort dans l’identité collective des Québécois depuis la Révolution tranquille.

Des appareils Global 7500 de Bombardier (Photo: courtoisie)

Scénario #4 - Adopter le «modèle Airbus»

Un autre scénario est envisageable, mais il requiert une réflexion collective et en profondeur au Québec et au Canada à propos des secteurs dans lesquels nous voulons être les leaders, maintenant et dans les décennies à venir.

Et, surtout, ce scénario permettrait de garder les deux divisions de Bombardier, sans exclure la vente de sa participation dans le programme A220 d’Airbus et la renégociation de sa dette.

Comment? Les gouvernements du Canada, du Québec et de l’Ontario (une province où l’entreprise québécoise a des activités) pourraient prendre une participation dans le capital-actions de Bombardier, comme l’ont fait les gouvernements espagnol, français et allemand dans Airbus.

Ensemble, ces trois pays détiennent une participation de 25% dans l’avionneur, ce qui leur permet d’avoir un mot à dire sur la gestion et la stratégie d’Airbus. De plus, cette participation garantit qu’Airbus demeurera sous contrôle européen.

Bien entendu, un investissement du fédéral, du Québec et de l’Ontario dans Bombardier impliquerait des sommes importantes. En contrepartie, les trois gouvernements auraient une influence sur la gestion et la stratégie de la société, incluant sa politique de rémunération qui fait grincer des dents plusieurs contribuables.

Selon les estimations du Groupe d’étude en management des entreprises de l’aéronautique (GEME Aéro, à l’ESG UQAM) dirigé par M. Ebrahimi, l’ensemble de l’appui financier accordé à Bombardier Aéronautique par les gouvernements (prêts, subventions, aide à la R-D, etc.) s’est élevé à 2,7 G$CA entre 1986 et 2018.

En contrepartie, cette division a généré des retombées fiscales de 18 G$ au Canada pendant la même période, dont plus de 75% ont été réalisées au Québec.

Un choix de société

En fin de compte, c’est un choix de société : voulons-nous demeurer des leaders en aérospatiale et en transport collectif et, surtout, voulons-nous garder le contrôle canadien et québécois sur ces deux secteurs structurants?

À ceux qui déchirent déjà leur chemise à l’idée d’injecter des fonds publics dans une entreprise privée, rappelons que toutes les industries aérospatiales dans le monde sont soutenues par les gouvernements, selon le rapport fédéral Examen de l’aérospatiale.

De plus, Boeing et Airbus -qui fabriquent aussi des avions militaires- reçoivent énormément de soutien des ministères de la Défense aux États-Unis et en Europe, ce qui n’est pas le cas de Bombardier, absente du secteur militaire.

Encore une fois, c’est un choix de société, et il faut être conséquent.

Si nous estimons que l’aérospatiale et le transport collectif sont importants pour notre économie, eh bien, investissons dans ces secteurs, comme le font par exemple Madrid, Paris et Berlin.

Au contraire, si nous estimons que ces deux secteurs ne sont pas si importants, laissons alors Bombardier se tirer d’affaires essentiellement seule, quitte à ce qu’elle vende l’une de ses deux divisions, voire peut-être même les deux à terme.

Plusieurs scénarios sont donc sur la table.

Reste à voir lequel sera privilégié par la direction de Bombardier et les autres acteurs autour de table comme le gouvernement du Québec ou la Caisse de dépôt.

Mais surtout, reste à voir si tous les enjeux, autant à court terme qu’à long terme, en tenant compte des tendances et de l’évolution des marchés, seront pris en considération.

Car, dans la saga de Bombardier, il est important de voir la forêt, pas seulement les arbres.

 

 

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Zoom sur le Québec, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Québec, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle et les politiques de développement économique. Journaliste à Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Actuellement, il fait un MBA à temps partiel à l'Université de Sherbrooke. François connaît bien le Québec. Il a grandi en Gaspésie. Il a étudié pendant 9 ans à Québec (incluant une incursion d’un an à Trois-Rivières). Il a été journaliste à Granby durant trois mois au quotidien à La Voix de l’Est. Il a vécu 5 ans sur le Plateau Mont-Royal. Et, depuis 2002, il habite sur la Rive-Sud de Montréal.