Comment expliquer les succès de Pershing Square au CP

Publié le 29/10/2014 à 08:47

Comment expliquer les succès de Pershing Square au CP

Publié le 29/10/2014 à 08:47

BLOGUE: Texte co-écrit avec François Dauphin, directeur de projets de l’Institut sur la gouvernance (IGOPP)

En 2011, Pershing Square Capital Management, fonds de couverture activiste fondé par William Ackman, procédait à l’achat d’actions afin de porter sa participation dans la société Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée (CP) à 14,2 %. Dans des rencontres subséquentes avec le président du conseil du CP, Ackman exigea que lui et d’autres personnes choisies par lui soient nommés au conseil, que le CP change de PDG, etc. Ayant reçu une fin de non-recevoir du conseil, Ackman s’attaqua publiquement au conseil du CP, présenta des analyses qui prétendaient démontrer l’incurie et l’incompétence des dirigeants du CP. Puis, pour arriver à ses fins, Ackman s’engagea dans une mémorable course aux procurations, laquelle fut gagnée par Ackman et son fonds Pershing Square. Cela mena à un nouveau chef de la direction, de nouveaux membres du conseil et une nouvelle stratégie pour le CP.

Les résultats de cette révolution de palais, en ce qui a trait du moins au cours de l’action du CP, furent remarquables, voire mirobolants. De septembre 2011 à septembre 2014, le cours des actions du CP a passé de moins de 49 $ CA à plus de 225 $ CA, ce qui représente un taux annuel de rendement composé de 67 % (à l’exclusion des dividendes).

Comment expliquer que l’intervention à l’égard du CP fut un tel succès apparent, alors que, dans plusieurs autres cas, le type d’activisme adopté par Ackman a connu beaucoup moins de succès. Ainsi, ses incursions dans les sociétés J.C. Penney, Target, Herbalife et Borders ont produit des résultats allant de médiocres à catastrophiques.

Un examen approfondi de la saga CP révèle qu’un certain nombre de facteurs ont joué un rôle important, facteurs que l’on ne retrouve que rarement dans d’autres interventions par des fonds activistes.

1. Un talent rare et disponible

Le chef de la direction de la Société des chemins de fer nationaux du Canada (CN), la société de chemin de fer affichant le meilleur rendement en Amérique du Nord, avait récemment pris sa retraite et arrivait au terme de ses engagements contractuels l’empêchant de se joindre à un concurrent direct. Cet homme, Hunter Harrison, est reconnu comme un leader de l’industrie ferroviaire, un opérateur hautement efficace et novateur. S’étant enrichi au service du CN, il était néanmoins prêt et disposé à accepter le poste de chef de la direction du CP.

Au Canada, une telle façon d’agir ne correspond pas au sens de l’éthique attendu des dirigeants d’entreprises. Imaginez que le performant chef de la direction de la Banque Royale, peu de temps après son départ à la retraite, se joigne à la Banque de Montréal en tant que chef de la direction.

Cependant, Ackman et Harrison sont tous deux des Américains qui ne se soucient guère des mœurs et valeurs du monde des affaires du Canada.

Bien entendu, pour recruter Harrison, il a fallu y mettre le prix, quelque 44 millions de dollars en 2012. Harrison a ensuite recruté Keith Creel (alors vice président exécutif et chef de l’exploitation au CN) pour le nommer président et chef de l’exploitation du CP (et fort probablement en faire son successeur).

La possibilité de recruter le chef de la direction – récemment parti à la retraite – du concurrent le plus performant constitue une occasion rare dans la pratique. Ackman a appris cette leçon lorsque, en tant qu’actionnaire le plus important de J.C. Penney (chaîne de magasins à rayons), il a fait pression sur son conseil d’administration afin que le chef de la direction soit remplacé par la personne de son choix : Ron Johnson, alors président de la division des ventes au détail de la société Apple. Ce fut un choix désastreux. Johnson a été remercié 17 mois plus tard et a été remplacé par le même chef de la direction qu’il avait lui même remplacé.

Ainsi, un fonds de couverture « activiste » insatisfait de la performance du chef de la direction en poste d’une entreprise ciblée fait appel aux services d’un chef de la direction récemment parti à la retraite d’un concurrent direct, et celui-ci est prêt à passer dans l’autre camp et à entrer dans le feu de l’action immédiatement. Il faut avouer que c’est plutôt rare!

 2. Une industrie simple, bien définie

L’industrie ferroviaire nord américaine est extrêmement bien définie. Les mêmes sociétés desservent ce marché depuis des décennies; leurs réseaux sont bien établis. Les mesures de rendement sont uniformes au sein de l’industrie, ce qui facilite les comparaisons entre les différents intervenants de l’industrie (et facilite aussi la mobilité de dirigeants d’une société vers une autre). Ainsi, la direction, le conseil d’administration et les investisseurs ont la tâche facile lorsque vient le temps de procéder à une analyse comparative des sociétés de chemins de fer. Malheureusement pour le CP, sa performance était substantiellement inférieure à celle de ses pairs et l’écart n’a cessé de s’accroître année après année.

Toutefois, il était largement reconnu et admis (y compris par des analystes financiers attitrés à cette industrie) que des facteurs structurels incontournables étaient responsables en bonne partie de cette piètre performance du CP. Quant aux aspects de performance sous le contrôle de la direction, des plans d’action énergiques étaient en cours d’exécution pour que le rendement du CP se rapproche de celui de ses pairs dans un horizon de cinq ans. Le conseil du CP croyait fermement que ces plans d’action étaient judicieux et que le rythme d’amélioration de la performance qu’ils prévoyaient étaient approprié.

3. Un conseil d’administration constitué de personnalités prestigieuses

Les membres du conseil du CP provenaient de l’élite du monde des affaires canadien : d’anciens chefs de la direction de la Banque Royale, de Cargill, d’Ipsco, de Shell Canada et des Distilleries Corby; des chefs de la direction en poste, des descendants de familles respectées et un ancien ministre du gouvernement du Canada. Ces personnes étaient fières de siéger au conseil d’une société emblématique dont l’histoire est étroitement liée à l’histoire même du Canada.

Ces personnalités ne manquaient assurément pas de confiance en leur capacité de gouverner la société. De fait, la qualité de leur gouvernance avait été reconnue à maintes reprises par les divers organismes qui évaluent la gouvernance des sociétés et leur attribuent des notes en conséquence.

Voilà qu’arrive un gestionnaire de « fonds de couverture » de New York qui a l’impudence de critiquer leur intendance et de prétendre qu’il sait ce que le CP devrait faire pour améliorer sa performance. Sa brillante stratégie consiste essentiellement à suggérer de façon disgracieuse que le président du conseil du CP devrait tenter de persuader l’ancien chef de la direction de la société canadienne rivale de changer de camp et de se joindre au CP!

Il y a ici sans doute une choc culturel entre les pratiques commerciales des Américains et des Canadiens ou, peut-être plus précisément, de choc entre deux modèles, deux conceptions de l’entreprise : d’une part, le modèle de loyauté réciproque et parties prenantes (« stakeholder model ») et d’autre part le modèle maintenant largement répandu (surtout aux États-Unis) de la « maximisation de la valeur pour les actionnaires ».

Le modèle traditionnel affichait des caractéristiques admirables, une préoccupation pour les multiples parties prenantes de l’entreprise ainsi qu’une loyauté envers les employés, du moins les cadres et dirigeants. Même si ce modèle s’est estompé progressivement, certaines de ses caractéristiques ont survécu dans les entreprises modernes, comme, par exemple, la politique de promotion exclusive à l’interne pour les cadres supérieurs.

Cette politique demeure bien actuelle pour de nombreuses sociétés, de GE, Johnson and Johnson, Procter & Gamble, aux banques Canadiennes et certainement au CP et au CN (et reçoit aussi un fort appui empirique de nombreuses études académiques, incluant dans l’ouvrage de Jim Collins « From Good to Great »).

Non seulement Ackman arguait-il pour l’abandon de la politique de « promotion exclusive à l’interne », mais il exhortait le CP à embaucher quelqu’un provenant d’un concurrent direct.

Bien sûr, il est également plausible qu’un conseil prestigieux, un conseil composé d’anciens dirigeants ou de dirigeants d’entreprises de l’économie réelle soit assez peu réceptif aux exhortations d’un gestionnaire de « hedge fund », d’un financier « finassier ».

 4. Appui massif des actionnaires institutionnels

Pourtant, indifférents à ces considérations, de gros investisseurs institutionnels canadiens ont appuyé l’attaque menée par Pershing Square contre le conseil du CP. Sans doute en avaient ils assez du rendement médiocre du cours des actions du CP, voyant en ce fonds de couverture un instrument leur permettant de canaliser leur frustration.

Bien souvent, ces investisseurs institutionnels investissent également dans le fonds de couverture qu’ils appuient. S’il s’avère que l’activisme du fonds de couverture est couronné de succès, ils en retirent un double avantage : d’abord ils réalisent un gain sur leur placement dans la société ciblée et, de surcroit, ils tirent profit de l’accroissement de la valeur de leur participation dans le fonds de couverture.

Les investisseurs institutionnels canadiens se sont, en quelque sorte, « américanisés », en cela que leurs politiques de placement n’accordent en général aucune considération spéciale aux préoccupations et aux valeurs canadiennes. Ils sont en fait maintenant des investisseurs motivés que par les rendements à relativement court terme et par leur objectif de surpasser les indices boursiers pour se classer dans les percentiles les plus élevés parmi leurs pairs.

Dans le cas du CP, Pershing Square a même obtenu l’appui du président d’un important syndicat des employés du CP devenu amer à la suite d’une récente et difficile négociation.

Nous estimons que ces quatre aspects de la saga du CP sont, collectivement, plutôt uniques.

Toutefois, les faits sont éloquents

Sous la gouverne d’une nouvelle équipe de direction, le CP a rapidement et admirablement amélioré son rendement. Ce qui semblait impossible à réaliser fut réalisé. Les obstacles structurels qui « expliquaient » en bonne partie le faible rendement du CP semblent avoir disparu.

Comment se fait il que le conseil du CP à l’époque, censément avisé et chevronné, ne se soit pas rendu compte des problèmes de gestion, et pourquoi n’a t il pas tenté de remettre en question l’assertion généralement admise selon laquelle des facteurs structurels permettaient d’expliquer le rendement médiocre du CP? Comment se fait il que personne n’a semblé remarquer la détérioration constante de la performance du CP? Comment se fait il qu’ils aient été satisfaits du niveau et du rythme de progression proposés par la direction?

Après tout, les critiques formulées par Pershing Square reposaient toutes sur des données publiquement accessibles. Comment le conseil du CP n’a-t-il pas été en mesure de voir ce qu’un acteur externe, Pershing Square, a pu découvrir en quelques semaines à peine? Les mesures que Harrison a réussi à mettre en œuvre rapidement après avoir assumé la direction du CP constituent une démonstration accablante à l’endroit du conseil (et de la direction) du CP à l’époque.

Dans le cas singulier du CP, un investisseur activiste a su tirer profit d’un alignement providentiel de circonstances dont le résultat aura été la création d’une valeur soutenue (jusqu’à ce jour) pour les actionnaires.

Conclusion

Dans la soirée de mercredi, le 1er octobre, marquant le début de la journée du CP avec des analystes financiers, M. Hunter Harrison commença sa présentation avec une diapositive sur laquelle étaient rassemblées des citations d’analystes financiers (dont bon nombre étaient présents dans la salle, bien que leurs noms aient été cachés) pour tourner en dérision le scepticisme dont ces derniers avaient fait preuve quant à sa capacité à améliorer le rendement d’exploitation du CP en 2012. De toute évidence, il prenait un malin plaisir à insister sur le fait que les analystes avaient été dans l’erreur et à rappeler d’un ton plein de sous entendus que les analystes financiers ne peuvent pas comprendre ce que sait un véritable dirigeant de l’industrie ferroviaire.

« Dans l’industrie ferroviaire, tout est dans l’exécution », a déclaré Harrison, citant sans le savoir Napoléon.

Eh bien, l’activisme des fonds de couverture ne porte que rarement sur l’exécution; la plupart du temps, leurs propositions consistent en des entourloupettes, en des pratiques convenues d’ingénierie financière visant à faire grimper rapidement le cours des actions, mais souvent au détriment de la flexibilité et de la croissance à long terme pour la société visée.

La saga CP n’est pas exemplaire. Il s’agit plutôt d’une exception. Elle ne devrait pas servir de démonstration de la valeur ajoutée de l’« activisme » actionnarial. En effet, si le conseil du CP n’avait pas été inhibé par des questions aussi triviales que l’éthique et les valeurs de gestion, il aurait pu sauter sur l’occasion d’embaucher Hunter Harrison. Nul besoin alors de Pershing Square!

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Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs. Yvan Allaire et François Dauphin (respectivement, président exécutif du conseil d’administration et directeur de projets de l’Institut sur la gouvernance (IGOPP).

 

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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