L’éthique et la cupidité

Publié le 03/12/2012 à 09:22, mis à jour le 16/11/2016 à 11:45

L’éthique et la cupidité

Publié le 03/12/2012 à 09:22, mis à jour le 16/11/2016 à 11:45

BLOGUE. L’éthique, c’est la résistance de ses valeurs aux pressions de son intérêt personnel.

Or, ce qui caractérise la plupart des hommes et des femmes, hormis les saints et quelques héros, c’est le fait que cette résistance aux pressions de l’intérêt personnel n’est pas illimitée. Les individus ont tous un point de rupture des valeurs, un point de bascule entre l’intégrité et la cupidité.

Selon les valeurs personnelles et celles de la société ambiante, selon les normes culturelles d’une organisation, ce point de bascule sera plus ou moins facilement atteint.

De toute évidence, la cupidité est une maladie contagieuse et insidieuse. Elle prend des proportions épidémiques de nos jours alors que l’on cherche toujours le vaccin, le remède pour nous protéger de ce mal.

La cupidité se propage dans toutes les sociétés par un phénomène d’envie du train de vie de l’autre, par le sentiment d’être sous-payé pour la « valeur » de ses services, relativement parlant…Elle est le résultat d’incitations monétaires irrésistibles dans un contexte social permissif.

Hélas, ce phénomène de cupidité qui se justifie par la cupidité supérieure de l’autre contamine tout le tissu économique et toute la société. Les dirigeants d’entreprises comparent leur rémunération et, quel qu’en soit le niveau, en sont mécontents s’ils jugent qu’un autre moins méritoire est mieux payé. Comment le PDG d’une société industrielle aux dizaines de milliers d’employés mettant en marché des produits innovateurs et utiles pour la société peut-il ne pas ressentir un certain malaise, une envie larvée envers les rémunérations supérieures à la sienne que reçoivent les opérateurs financiers de tout acabit employant une petite douzaine de personnes à des activités de spéculation, tractation et manigance sans grande valeur pour la société.

Comment résister à la collusion entre entrepreneurs lorsque cette collusion fait la différence entre une forte rentabilité et une rentabilité marginale. Comme il est bien connu que les collusions ne tiennent pas longtemps parce que les membres de la collusion trouvent toujours intérêt à tricher subrepticement contre les règles de la collusion, il faut trouver un arbitre capable d’en faire respecter les règles.

Comment un fonctionnaire modiquement payé peut-il ne pas accepter, d’abord, des cadeaux de toute nature puis des sommes d’argent sachant qu’il a l’autorité d’autoriser des ajouts très rentables pour l’entrepreneur, ajouts qui, au départ du moins, il aurait autorisé sans compensation monétaire.

Comment refuser de verser des sommes à des preneurs de décision pour obtenir des contrats très lucratifs dans des pays où ce comportement est la norme, voire une condition incontournable du succès.

Aucune organisation, aucune société n’est à l’abri de cette infection sournoise. La prestigieuse société de conseil McKinsey en a fait récemment l’expérience pénible alors que son ancien directeur général et un conseiller de la société ont participé à un complot avec un fonds de couverture américain (hedge fund) pour échanger de l’information d’initiés.

Que souffle à l’oreille du conseiller de McKinsey le propriétaire du hedge fund en lui offrant un demi-million de dollars par année pour ses services confidentiels : Tu travailles très fort, tu voyages beaucoup et tu es sous-payé. Des gens ont fait des fortunes pendant que tu bossais en Inde; tu mérites plus.

C’est ainsi qu’insidieusement la cupidité, faute d’un meilleur terme, en vient à infecter tout le système économique. Peu importe comment on nomme ce sentiment, il asperge d’acide les valeurs d’une société. Médecins, avocats, ingénieurs, architectes, électriciens, plombiers, artistes, professeurs, enseignants, infirmières, policiers, pompiers, tous ces gens qui jouent un rôle essentiel dans une société en viennent à ressentir une certaine rancœur envers un système de rémunération (comparativement) inéquitable et à développer, lorsque l’occasion se présente, une certaine tolérance envers des pratiques douteuses mais lucratives.

Le Québec souffre d’une crise de cupidité aigüe, rendue péniblement visible par la Commission Charbonneau. Des peines pénales pourront contenir l’infection pendant un temps. Des mesures réglementaires pourront immuniser pendant un temps le fonctionnement de notre appareil public. Mais le défi pour toute notre société est de comprendre le système de valeurs qui a mené à ces comportements…et le changer.

Il faut cesser de mesurer la valeur sociale d’un individu par sa fortune et son train de vie. Il faut redonner une place d’honneur à ceux qui travaillent au bien de la société pour de modestes récompenses monétaires. Il nous faut éviter de construire des systèmes d’incitatifs monétaires qui exercent d’énormes pressions sur l’éthique.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.

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Yvan Allaire est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance (IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. Il est membre de la Société royale du Canada ainsi que du Council on Global Business Issues du World Economic. Professeur de stratégie pendant plus de 25 ans, il est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées, dont les plus récents coécrit avec le professeur Mihaela Firsirotu : Capitalism of Owners (IGOPP, 2012), Plaidoyer pour un nouveau capitalisme (IGOPP, 2010), Black Markets and Business Blues (FI Press, 2009), à propos de la crise financière et de la réforme du capitalisme.

 

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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